L’anniversaire oublié : une mère face à ses regrets

« Tu n’es pas invitée, maman. » La voix de ma fille résonne encore dans ma tête, froide, tranchante, comme un couperet. J’ai relu son message au moins dix fois ce matin, les mains tremblantes, le cœur serré. Aujourd’hui, c’est son anniversaire. Vingt-huit ans. Et moi, je suis assise seule dans mon petit appartement de Tours, entourée de silence et de souvenirs qui me brûlent la gorge.

Je m’appelle Suzanne. J’ai soixante ans. Veuve depuis trois ans, sans emploi depuis presque autant. Avant, j’étais secrétaire dans un cabinet d’avocats du centre-ville. J’aimais mon travail, j’aimais la routine rassurante des dossiers à classer, des cafés partagés avec mes collègues. Mais depuis que Jean est parti, tout s’est effondré. Je n’ai pas su rebondir. J’ai sombré dans une sorte d’apathie, une fatigue immense qui m’a éloignée de tout… et surtout de ma fille.

Martine était mon rayon de soleil. Petite, elle courait dans le jardin en riant, les cheveux en bataille, les genoux écorchés. Je me souviens de ses yeux brillants quand je lui préparais son gâteau au chocolat pour ses anniversaires. Aujourd’hui, elle fête ses vingt-huit ans sans moi. Je ne sais même pas où elle est exactement – chez son compagnon, peut-être, avec leurs amis. Je n’ai plus ma place dans sa vie.

Hier soir encore, j’ai tenté de l’appeler. Elle n’a pas décroché. J’ai laissé un message maladroit : « Martine, c’est maman… Je voulais te souhaiter un bon anniversaire. Je t’aime. » Rien. Pas de réponse.

Je me repasse en boucle nos dernières conversations. Toujours tendues, toujours sur le fil du rasoir. « Tu ne comprends rien à ma vie », m’a-t-elle lancé la dernière fois qu’on s’est vues. C’était il y a six mois, dans un café du centre-ville. Elle était nerveuse, moi aussi. J’ai voulu lui parler de mes difficultés à retrouver du travail, de ma solitude… Mais elle a soupiré : « Tu ne fais que te plaindre, maman. Tu ne vois jamais ce que j’essaie de construire. »

Je me suis sentie si coupable. Peut-être que je l’étouffe avec mes peurs, mes regrets. Peut-être qu’elle a raison : je ne sais plus l’écouter. Depuis la mort de Jean, je me suis recroquevillée sur moi-même. J’attendais d’elle qu’elle me sauve de ma tristesse… mais ce n’est pas son rôle.

Ce matin, j’ai croisé Madame Lefèvre dans l’escalier. Elle m’a demandé si j’allais voir ma fille aujourd’hui. J’ai souri faiblement : « Non, pas cette année… » Elle a posé sa main sur mon bras : « Vous savez, les enfants… ils reviennent toujours à leur mère un jour ou l’autre. » J’aurais voulu la croire.

Je me souviens d’un Noël d’il y a deux ans. Martine était venue avec son compagnon, Julien. L’ambiance était tendue dès le début. J’avais préparé un repas traditionnel – dinde farcie, bûche maison – mais elle n’a presque rien touché. Après le dessert, elle s’est levée brusquement : « Maman, tu ne comprends pas… Je ne veux plus faire semblant. » Je n’ai pas compris sur le moment ce qu’elle voulait dire. Plus tard, j’ai appris qu’elle avait commencé une thérapie pour « se libérer du passé ». Est-ce que je suis ce passé dont elle veut se libérer ?

Je repense à toutes ces fois où j’ai voulu bien faire et où j’ai tout raté. Quand elle a choisi de faire des études d’art à Nantes et que je lui ai dit que ce n’était pas sérieux… Quand elle est revenue en pleurs après sa première rupture et que je lui ai conseillé d’être plus forte au lieu de simplement la prendre dans mes bras… Est-ce que c’est ça être une mauvaise mère ?

Le téléphone vibre soudain sur la table basse. Un message de mon amie Claire : « Viens prendre un café chez moi cet après-midi ? » Je regarde l’écran sans répondre tout de suite. J’ai honte d’avouer que je n’ai rien d’autre à faire aujourd’hui que d’attendre un signe de ma fille qui ne viendra pas.

Je me lève péniblement et j’ouvre la fenêtre sur la rue animée. Les rires des enfants qui jouent en bas me rappellent les anniversaires passés de Martine – les ballons colorés accrochés au portail, les cris joyeux dans le jardin… Où est passée cette complicité ?

Je repense à la dernière lettre que Jean m’a écrite avant de mourir : « Prends soin de Martine pour deux maintenant. » J’ai essayé, mon amour… mais je crois que j’ai échoué.

Vers 17h, je décide finalement d’aller chez Claire. Peut-être qu’un peu de compagnie m’aidera à sortir de cette spirale de regrets. En chemin, je croise le fleuriste du quartier et j’achète un petit bouquet de pivoines – les fleurs préférées de Martine quand elle était petite.

Chez Claire, la conversation tourne vite autour des enfants adultes qui prennent leur envol, des silences qui s’installent malgré l’amour qu’on leur porte. Claire me confie : « Avec mon fils aussi c’est compliqué… On se sent vite inutiles quand ils n’ont plus besoin de nous. »

Je rentre chez moi le cœur un peu plus léger mais toujours vide d’elle.

Le soir tombe sur Tours et je reste assise près de la fenêtre avec le bouquet sur les genoux. Je me demande si Martine pense à moi au moins un peu aujourd’hui… Si elle se souvient des gâteaux au chocolat et des chansons qu’on chantait ensemble.

Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qui s’est brisé entre une mère et sa fille ? Est-ce que le temps suffit à effacer les maladresses et les mots trop durs ? Ou bien faut-il accepter que parfois l’amour ne suffit pas ?

Et vous… avez-vous déjà ressenti cette distance insupportable avec ceux que vous aimez le plus ? Croyez-vous qu’on puisse vraiment se retrouver après s’être perdus ?