La maison de mon père, l’ombre de mon frère : Histoire d’un héritage volé

« Tu n’as jamais su te rendre indispensable, Luc. Paul, lui, a toujours été là pour moi. »

La voix de mon père résonne encore dans le couloir glacé de la vieille maison de la Croix-Rousse. Je serre les poings, debout devant la porte entrouverte de sa chambre. Paul est assis à son chevet, la main posée sur celle de notre père. Je me sens de trop, comme toujours.

Depuis l’enfance, Paul a été le soleil autour duquel gravitait toute la famille. Moi, j’étais l’ombre, celui qu’on oublie d’appeler pour les photos, celui dont on oublie l’anniversaire. Pourtant, c’est moi qui suis resté ici, à Lyon, quand Paul est parti faire ses études à Paris puis s’installer à Bordeaux. C’est moi qui ai veillé sur notre père après l’AVC, qui ai fait les courses, préparé les repas, nettoyé la maison qui tombait en ruines.

Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres et que la chaudière menaçait de rendre l’âme, j’ai surpris une conversation entre Paul et notre père.

— Tu sais bien que Luc ne comprend pas ce que c’est que de réussir sa vie, disait Paul d’un ton doucereux.
— Il fait ce qu’il peut…
— Il fait ce qu’il peut, mais ce n’est pas assez.

J’ai eu envie de hurler. Mais je suis resté silencieux, comme toujours. J’ai continué à m’occuper de tout, espérant qu’un jour on me verrait enfin.

Le jour où notre père est mort, la maison était pleine de silence. Paul est arrivé en coup de vent, costume impeccable, valise à la main. Il a pris les choses en main : appeler le notaire, organiser les funérailles, trier les papiers. Moi, j’étais là pour consoler notre tante Hélène et préparer le café pour les voisins venus présenter leurs condoléances.

Le notaire nous a reçus dans son cabinet du centre-ville. L’air sentait le vieux cuir et la poussière. Il a ouvert le dossier du testament et lu d’une voix monocorde :

« Je lègue l’ensemble de mes biens à mon fils aîné, Paul Martin… »

Je n’ai pas entendu la suite. Mes oreilles bourdonnaient. J’ai regardé Paul : il affichait un sourire satisfait. Je me suis tourné vers le notaire :

— Il doit y avoir une erreur… J’ai vécu ici toute ma vie…

Le notaire a haussé les épaules :

— Votre père était libre de ses choix.

J’ai quitté le cabinet en titubant. Dehors, la pluie avait cessé mais le ciel restait bas et gris. J’ai marché sans but dans les rues de Lyon, passant devant la boulangerie où j’achetais chaque matin une baguette pour mon père. Tout me semblait soudain étranger.

Les jours suivants ont été un supplice. Paul est revenu avec une agence immobilière pour faire estimer la maison. Il m’a lancé un regard gêné :

— Tu comprends… Je dois vendre. J’ai besoin d’argent pour mes projets à Bordeaux.

— Et moi ? Où veux-tu que j’aille ?

Il a haussé les épaules :

— Tu trouveras bien quelque chose. Tu es adulte maintenant.

J’ai eu envie de le frapper. Mais je me suis contenté de refermer la porte derrière lui.

Ma tante Hélène a tenté d’intervenir :

— Ce n’est pas juste, Luc ! Tu as tout sacrifié pour ton père…

Mais que pouvait-elle faire ? La loi était du côté de Paul. Je n’avais même pas droit à une part minimale : notre père avait tout prévu pour que Paul hérite seul.

Les semaines ont passé. J’ai commencé à vider la maison pièce par pièce. Chaque objet me rappelait un souvenir : le fauteuil où mon père lisait le journal, la vieille horloge qui sonnait midi quand j’étais enfant… J’ai tout empaqueté dans des cartons, le cœur serré.

Un soir, alors que je rangeais des photos dans le grenier, Paul est monté me rejoindre.

— Tu sais… Papa ne t’en voulait pas vraiment. Il pensait juste que tu serais mieux ailleurs.

— Ailleurs ? Où ça ? Toute ma vie est ici !

Il a soupiré :

— On ne choisit pas sa famille.

Je l’ai regardé partir sans un mot. Pour lui, tout cela n’était qu’une formalité administrative. Pour moi, c’était la fin d’un monde.

J’ai fini par quitter la maison un matin d’avril. J’ai laissé les clés sur la table du salon et refermé doucement la porte derrière moi. Dans la rue déserte, j’ai senti une larme couler sur ma joue.

Aujourd’hui, je vis dans un petit studio du 7e arrondissement. Je travaille comme serveur dans un café près de la Guillotière. Parfois, je croise des familles qui rient ensemble et je me demande si l’amour filial existe vraiment ou si tout n’est qu’une question d’héritage et de préférences.

Ai-je eu tort de sacrifier ma jeunesse pour un père qui ne m’a jamais vu ? Est-ce que nos efforts comptent vraiment si personne ne les reconnaît ? Vous en pensez quoi, vous ?