J’ai dû mettre ma fille et mon gendre à la porte : l’hospitalité qui m’a brisée
— Tu ne comprends donc pas, maman ? On n’a nulle part où aller !
La voix d’Élodie résonne encore dans ma tête, tremblante de colère et de détresse. Je serre la tasse de café entre mes mains, assise dans la cuisine où tout a commencé. C’est ici, il y a six mois, que j’ai ouvert ma porte à ma fille et à son mari Damien, pensant leur offrir un refuge temporaire. Je ne savais pas encore que ce geste d’amour maternel allait bouleverser ma vie.
Depuis la mort de mon mari, Jean-Pierre, il y a trois ans, j’avais appris à apprécier la solitude. Mon appartement à la Croix-Rousse était petit mais chaleureux. J’aimais mes rituels : le café du matin en écoutant France Inter, les romans policiers de Fred Vargas, les conversations avec ma voisine Mireille sur le palier. Je n’étais pas malheureuse. J’avais trouvé mon rythme.
Mais ce matin de février, Élodie m’a appelée en larmes. Damien venait de perdre son emploi dans une start-up de la Part-Dieu, ils ne pouvaient plus payer leur loyer. — Juste quelques semaines, maman, le temps qu’on se retourne…
Comment refuser ? Elle est ma fille unique. J’ai rangé la chambre d’amis, acheté des croissants pour leur arrivée. Au début, tout semblait aller. On dînait ensemble, on riait des souvenirs d’enfance d’Élodie. Mais très vite, les tensions ont surgi.
Damien passait ses journées devant l’ordinateur, à envoyer des CV sans conviction. Il ne disait presque rien, grognait quand je lui proposais un café ou une part de tarte. Élodie, elle, semblait s’éteindre peu à peu. Elle restait enfermée dans la chambre, sortait à peine pour manger. Je sentais son regard peser sur moi, comme si ma simple présence l’étouffait.
Un soir, alors que je rentrais des courses, j’ai surpris une dispute violente dans le salon.
— Tu pourrais au moins aider ta mère ! criait Damien.
— Ce n’est pas MA maison ! répondait Élodie en sanglotant.
Je suis restée figée sur le palier, le cœur battant. Je n’étais plus chez moi. Mon espace était devenu un champ de bataille.
Les semaines ont passé. Les « quelques semaines » sont devenues des mois. Damien a commencé à critiquer tout ce que je faisais : « Tu mets trop de sel », « Tu devrais changer de fournisseur d’électricité », « Tes meubles sont démodés ». Un soir, il a même déplacé mes livres pour installer sa console de jeux.
J’ai tenté d’en parler à Élodie.
— Tu sais que tu peux rester ici aussi longtemps que tu veux… mais Damien pourrait faire un effort…
Elle m’a coupée sèchement :
— Arrête de toujours tout ramener à toi ! On n’a pas besoin de tes conseils.
Je me suis sentie rejetée dans ma propre maison. Mireille m’a dit un jour sur le palier :
— Tu es trop gentille, Françoise. Ils profitent de toi.
Je n’ai rien répondu. J’avais honte d’admettre qu’elle avait raison.
Un matin, j’ai retrouvé la cuisine sens dessus dessous : des miettes partout, du lait renversé sur le plan de travail. Damien dormait encore à midi. J’ai craqué. J’ai frappé à leur porte.
— Il faut qu’on parle.
Ils sont sortis, les yeux cernés.
— Je ne peux plus continuer comme ça. Ce n’est plus possible pour moi…
Élodie a éclaté :
— Tu veux nous foutre dehors ? Bravo la solidarité familiale !
Damien a ricané :
— On aurait dû s’en douter… Les vieux ne pensent qu’à eux.
J’ai pleuré toute la nuit suivante. Je me suis sentie monstrueuse. Mais je savais que si je ne faisais rien, je finirais par sombrer moi-même.
Le lendemain, j’ai écrit une lettre à Élodie :
« Ma chérie,
Je t’aime plus que tout au monde mais je ne peux plus vivre ainsi. J’espère que tu comprendras un jour pourquoi j’ai pris cette décision. »
Ils sont partis deux jours plus tard sans un mot. L’appartement m’a semblé soudain immense et vide. J’ai remis chaque chose à sa place, lentement, comme pour recoller les morceaux de ma vie.
Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai bien fait. Je n’ai plus de nouvelles d’Élodie depuis trois semaines. Parfois je me dis que j’aurais pu supporter encore un peu… Mais à quel prix ?
Est-ce égoïste de vouloir préserver son espace et sa paix ? Jusqu’où doit-on aller par amour pour ses enfants ?