Fuir pour survivre : l’histoire d’une fille accusée d’abandon
« Tu n’es qu’une égoïste, Camille ! Tu m’as laissée seule avec ton frère, tu n’as pas de cœur ! »
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, même des mois après avoir claqué la porte de notre appartement à Lyon. Ce soir-là, je n’ai pas répondu. J’ai juste pris mon sac, mes quelques affaires, et je suis partie. J’avais dix-huit ans, le bac en poche, et l’impression d’étouffer dans cette maison où la maladie de mon frère, Paul, était devenue le centre de tout.
Paul a été diagnostiqué avec une leucémie quand il avait douze ans. J’en avais seize. Dès lors, notre vie a basculé. Ma mère s’est transformée : elle est devenue dure, amère, obsédée par la santé de Paul. Moi, j’étais l’aînée, celle qui devait tout encaisser sans broncher. Les repas étaient silencieux, sauf quand ma mère explosait :
— Tu pourrais au moins débarrasser la table ! Paul est malade, il ne peut pas tout faire !
Je me levais sans un mot. Si je tentais de protester, elle me lançait ce regard noir qui me glaçait le sang. Mon père ? Parti depuis longtemps. Il envoyait un virement chaque mois et un texto à Noël. Je n’avais que ma mère et Paul.
Les mois ont passé. J’ai commencé à rêver d’ailleurs : la fac à Grenoble, un studio rien qu’à moi, la liberté. Mais chaque fois que j’en parlais, ma mère s’énervait :
— Tu veux vraiment abandonner ton frère ? Tu n’as aucune honte ?
La culpabilité me rongeait. Je passais mes soirées à aider Paul avec ses devoirs, à préparer ses médicaments, à supporter les crises de colère de ma mère. Mais rien n’était jamais assez.
Le jour des résultats du bac, j’ai eu une mention bien. J’étais fière, mais ma mère a juste dit :
— Tu aurais pu faire mieux si tu ne pensais pas qu’à toi.
Ce soir-là, j’ai compris que je ne pourrais jamais être assez bien pour elle. Alors j’ai pris la décision de partir.
Je me souviens du silence pesant dans le train pour Grenoble. J’avais peur, mais aussi un immense soulagement. Je croyais naïvement que la distance suffirait à apaiser les choses. Mais très vite, les messages ont commencé à pleuvoir sur mon téléphone :
« Tu es une traîtresse. »
« J’espère que tu tomberas malade comme ton frère. »
« Tu ne mérites pas d’être heureuse. »
J’ai bloqué son numéro. Elle en a trouvé d’autres. Parfois elle m’appelait d’un numéro inconnu pour m’insulter pendant des minutes entières avant de raccrocher.
À la fac, j’essayais de me concentrer sur mes études de psychologie. Mais comment se reconstruire quand on reçoit chaque jour des messages de haine ? Mes amis ne comprenaient pas :
— Pourquoi tu ne vas pas porter plainte ?
— C’est ta mère…
Justement. C’est ma mère. Celle qui m’a appris à marcher, à lire… et qui aujourd’hui souhaite ma mort.
Un soir d’hiver, alors que je révisais pour les partiels, j’ai reçu un message vocal :
« Paul a fait une rechute. Si tu étais là, ça ne serait pas arrivé. »
J’ai éclaté en sanglots. La culpabilité est revenue comme une vague noire. J’ai failli tout laisser tomber pour rentrer à Lyon. Mais au fond de moi, je savais que ça ne changerait rien : quoi que je fasse, ce ne serait jamais assez.
J’ai commencé une thérapie à l’université. La psychologue m’a dit :
— Vous avez le droit de vivre pour vous-même, Camille.
Mais comment vivre pour soi quand on a été élevée dans la culpabilité ? Quand chaque geste est jugé ?
Les mois ont passé. Paul a eu une greffe et s’est remis doucement. Ma mère a continué son harcèlement, trouvant toujours de nouveaux moyens de me faire sentir coupable :
« Tu n’es même pas venue pour son anniversaire ! »
« Tu es la honte de cette famille ! »
J’ai changé de numéro plusieurs fois. J’ai déménagé sans prévenir personne. Mais elle finissait toujours par me retrouver.
Un jour, alors que je sortais d’un TD à la fac, je l’ai vue devant le bâtiment. Elle m’attendait, les yeux rouges de colère.
— Tu crois que tu peux m’échapper ? Tu crois que tu peux tourner le dos à ta famille ?
J’ai senti mes jambes trembler.
— Maman… laisse-moi tranquille…
— Jamais ! Tant que tu ne reviendras pas t’occuper de ton frère !
Des étudiants nous regardaient, gênés par la scène. J’ai eu honte… puis j’ai ressenti une colère froide monter en moi.
— Je ne suis pas responsable du bonheur de tout le monde ! J’ai le droit d’exister !
Elle m’a giflée devant tout le monde.
Ce jour-là, j’ai porté plainte pour harcèlement moral et violences familiales. Ce fut long et douloureux : la police a pris ma déposition avec scepticisme (« C’est votre mère… vous êtes sûre ? »), mais j’ai tenu bon.
Aujourd’hui, deux ans plus tard, je vis toujours à Grenoble. Je n’ai plus aucun contact avec ma mère ni avec Paul — c’est lui qui a choisi de couper les ponts après avoir lu certains messages que sa propre mère m’envoyait.
Je me demande souvent si j’aurais pu faire autrement. Si j’aurais pu être une meilleure fille ou une meilleure sœur. Mais au fond de moi, je sais que partir était vital pour survivre.
Est-ce qu’on peut vraiment se reconstruire après avoir fui sa propre famille ? Est-ce que la liberté vaut ce prix-là ? Qu’en pensez-vous ?