Fraîcheur ou rien : L’histoire de Marie et Joseph

« Marie, tu sais bien que je ne supporte pas les tomates du supermarché. Elles n’ont aucun goût. »

La voix de Joseph résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la cuillère en bois si fort que mes jointures blanchissent. Il est 19h30, le soleil se couche sur notre petit appartement de Lyon, et je me débats avec une ratatouille qui refuse de mijoter comme il faut. Mon cœur bat trop vite. J’ai passé la journée à courir entre le boulot, le marché (fermé plus tôt à cause des grèves), et la maison. Mais rien ne semble jamais suffisant pour Joseph.

« Tu veux que j’aille chercher des légumes frais chez le primeur ? » demande-t-il, ironique, sans lever les yeux de son téléphone. Je ravale mes larmes. Depuis des mois, tout tourne autour de ses exigences : le pain doit venir de chez Dupont, le fromage de la fromagerie du coin, les œufs bio du marché du samedi. Je n’ai plus le droit à l’erreur, ni même à la fatigue.

« Non, c’est bon, je vais me débrouiller, » je réponds d’une voix tremblante.

Il soupire, agacé. « Tu sais que j’ai eu une journée difficile aussi ? J’aimerais juste rentrer chez moi et manger quelque chose de correct. »

Je me retourne brusquement. « Et moi alors ? Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai envie de me battre avec les casseroles tous les soirs juste pour t’entendre râler ? »

Un silence lourd s’abat sur la pièce. Joseph me regarde enfin, surpris par ma colère. Je sens mes yeux brûler. Depuis quand ai-je cessé d’exister pour lui ? Depuis quand suis-je devenue une simple exécutante de ses désirs ?

Je repense à nos débuts, il y a cinq ans. Nous étions deux étudiants fauchés, heureux avec un plat de pâtes et un verre de vin bon marché. On riait des petits riens, on se serrait dans les bras en écoutant la pluie tomber sur les toits de Paris. Mais tout a changé quand Joseph a décroché ce poste dans une grande agence d’architecture. Soudain, tout devait être parfait : notre appartement, nos vêtements, nos repas… et moi.

Je me suis adaptée, au début. J’ai appris à faire du pain maison, à reconnaître les bons crus, à cuisiner des plats compliqués dont je n’avais jamais entendu parler. Mais plus je faisais d’efforts, plus Joseph en demandait. Et moi, je m’épuisais.

Ce soir-là, devant cette ratatouille insipide et ce regard froid, j’ai compris que quelque chose s’était brisé.

« Tu sais quoi ? Ce soir, tu vas te débrouiller tout seul. »

Je pose la cuillère sur le plan de travail et quitte la cuisine sans me retourner. Dans le salon, je m’effondre sur le canapé. J’entends Joseph marmonner quelque chose dans la cuisine, puis claquer la porte du frigo.

Les souvenirs affluent : les repas de famille où ma mère riait de mes plats trop salés ; les pique-niques improvisés avec mes amis sur les quais du Rhône ; les soirées pizza devant un vieux film… Où est passée cette simplicité ? Pourquoi ai-je laissé la pression du « mieux » étouffer mon bonheur ?

Joseph finit par sortir de la cuisine avec une assiette à la main. Il s’assied en face de moi et commence à manger en silence. Je sens sa colère, son incompréhension. Mais pour la première fois depuis longtemps, je ne me sens pas coupable.

« Marie… » Sa voix est plus douce. « Pourquoi tu ne m’as jamais dit que ça te pesait autant ? »

Je le regarde dans les yeux. « Parce que j’avais peur que tu ne comprennes pas. Que tu partes si je n’étais pas parfaite. »

Il pose sa fourchette, l’air désemparé. « Je voulais juste… qu’on ait une belle vie. Que tout soit bien. »

« Mais à quel prix ? » Ma voix se brise.

Le silence s’installe à nouveau, mais il est différent cette fois-ci. Moins lourd, plus fragile.

Les jours suivants sont tendus. Joseph fait des efforts : il propose d’aller faire les courses ensemble, accepte un plat surgelé sans broncher, me remercie pour un simple sandwich jambon-beurre. Mais quelque chose s’est fissuré entre nous.

Un soir, alors que nous dînons d’une soupe toute simple, il me prend la main.

« Marie… Est-ce qu’on a encore une chance ? Est-ce qu’on peut retrouver ce qu’on a perdu ? »

Je sens mes yeux s’embuer. Je ne sais pas quoi répondre. Peut-on vraiment recoller les morceaux quand on s’est perdu soi-même en chemin ?

Aujourd’hui encore, je repense à cette soirée où tout a basculé. À cette ratatouille ratée qui a mis à nu nos failles et nos peurs.

Est-ce que l’amour peut survivre à la quête de perfection ? Ou faut-il parfois accepter d’être imparfait pour être heureux ? Qu’en pensez-vous ?