Huit ans au sein : le choix d’une mère, le poids d’un secret
— Tu ne trouves pas que ça suffit, Amélie ? Il a huit ans, bon sang !
La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, incapable de soutenir son regard. Julien, mon fils, est dans sa chambre, ignorant la tempête qui gronde. Ou peut-être fait-il semblant. Depuis des mois, tout le monde semble parler de nous à voix basse dans le village. Les regards se font lourds à la sortie de l’école primaire de Saint-Étienne-du-Rouvray, les chuchotements s’arrêtent quand je passe.
Je m’appelle Amélie. J’ai trente-sept ans et je porte un secret qui n’en est plus vraiment un : j’ai allaité mon fils jusqu’à ses huit ans. Au début, c’était naturel, instinctif. Après un accouchement difficile et une dépression post-partum qui m’a laissée exsangue, l’allaitement était devenu notre refuge à tous les deux. Julien était un bébé fragile, souvent malade. Les médecins disaient que le lait maternel l’aiderait à renforcer ses défenses. Alors j’ai continué. Un an, deux ans… puis les années ont filé.
Mon mari, François, s’est d’abord montré compréhensif. « Tu fais ce que tu crois juste », disait-il en caressant mes cheveux le soir. Mais peu à peu, il s’est éloigné. Il rentrait plus tard du travail, trouvait toujours une excuse pour ne pas dîner en famille. Un soir, il a claqué la porte de la chambre en murmurant : « Ce n’est plus normal, Amélie. Tu dois arrêter. »
Mais comment arrêter ? Pour moi, pour Julien, c’était plus qu’une habitude : c’était un lien vital. Je voyais bien que les autres enfants n’étaient plus allaités depuis longtemps. À la crèche déjà, les auxiliaires me lançaient des regards gênés quand je venais chercher Julien et qu’il réclamait le sein en pleurant. À l’école primaire, c’est devenu un secret entre nous. Il savait qu’il ne devait rien dire. Mais un jour, il a parlé.
C’était lors d’un goûter d’anniversaire chez son copain Lucas. Les enfants riaient dans le jardin, et moi je discutais avec les autres mamans autour d’un verre de jus de pomme. Soudain, Lucas est venu me voir :
— Madame Martin, pourquoi Julien dit qu’il boit encore du lait de maman ?
Un silence glacial est tombé sur le groupe. Les regards se sont tournés vers moi, incrédules, presque hostiles. J’ai bafouillé une excuse maladroite avant de prendre Julien par la main et de rentrer chez nous en vitesse.
Ce jour-là, tout a basculé. Les rumeurs ont couru plus vite que le vent dans notre petite ville normande. Ma belle-sœur m’a appelée pour me dire que je devrais « consulter quelqu’un ». Ma propre mère m’a accusée de « perturber » mon fils. Même François a menacé de partir si je ne mettais pas fin à cette situation.
J’ai essayé d’arrêter. Vraiment. Mais chaque fois que Julien pleurait ou tombait malade, je replongeais dans cette habitude rassurante. Je me disais que je faisais ce qu’il y avait de mieux pour lui. Mais au fond de moi, la honte grandissait.
Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les carreaux et que François dormait sur le canapé du salon depuis des semaines déjà, Julien est venu me voir en pyjama.
— Maman… Est-ce que je suis bizarre ?
J’ai senti mon cœur se briser en mille morceaux.
— Non mon chéri… Pourquoi tu dis ça ?
— À l’école ils disent que je suis un bébé… Que tu veux pas que je grandisse…
Je l’ai serré contre moi en retenant mes larmes. C’est là que j’ai compris que mon choix n’était plus seulement une affaire entre lui et moi : il avait des conséquences sur sa vie sociale, sur son estime de lui-même.
J’ai pris rendez-vous avec une psychologue à Rouen. Elle m’a écoutée sans juger pendant des heures. Elle m’a parlé du besoin de couper le cordon, de laisser Julien devenir autonome. Elle m’a aussi parlé de mes propres blessures d’enfance — d’un père absent, d’une mère froide — et du vide que j’avais tenté de combler à travers cette fusion avec mon fils.
Le sevrage a été long et douloureux. Pour lui comme pour moi. Les nuits blanches se sont succédé ; les crises de larmes aussi. François a fini par revenir dormir dans notre lit mais notre couple portait les stigmates de ces années de tension.
Aujourd’hui, Julien a dix ans. Il va mieux — il a des amis, il fait du foot au club du quartier et il ne parle plus jamais de cette période. Mais moi ? Je vis avec la culpabilité et le regard des autres qui ne s’efface pas si facilement.
Parfois je me demande : ai-je été une mauvaise mère ? Ai-je détruit quelque chose en lui ? Ou bien ai-je simplement aimé trop fort ?
Et vous… Jusqu’où iriez-vous par amour pour votre enfant ? À quel moment l’amour devient-il un fardeau ?