« Si tu n’es pas capable de tenir la maison, fais tes valises et pars » – Ma vie avec Philippe

« Claire, tu as encore laissé des miettes sur la table ! »

La voix de Philippe résonne dans la cuisine comme un coup de tonnerre. Je sursaute, la tartine à moitié mâchée dans la bouche. Il est 7h12, le soleil perce à peine à travers les rideaux blancs impeccablement repassés. Je regarde la table : trois miettes, pas plus. Mais pour Philippe, c’est déjà trop.

« Excuse-moi, je vais nettoyer », je murmure, la gorge serrée.

Il soupire bruyamment, attrape l’éponge et frotte la surface avec une énergie rageuse. Je me sens minuscule, coupable d’exister, coupable de ne pas être à la hauteur de ses attentes. Depuis quinze ans, chaque matin ressemble à celui-ci. Philippe ne supporte ni le désordre ni l’imprévu. Tout doit être à sa place, chaque objet aligné, chaque vêtement plié selon une méthode quasi militaire.

Je me souviens du début, quand il me disait que son besoin d’ordre était une façon de se rassurer. Je trouvais ça attendrissant. Aujourd’hui, c’est devenu une prison invisible.

« Tu pourrais faire un effort », lance-t-il en quittant la pièce.

Je reste seule, les mains tremblantes. J’avale mon café froid et regarde autour de moi : tout est propre, trop propre. Même les photos de famille sur le buffet semblent figées dans une perfection glaciale. Sur l’une d’elles, je souris à côté de notre fils Thomas, alors âgé de six ans. Il en a dix-sept aujourd’hui et ne rentre presque plus à la maison.

Je monte dans sa chambre pour aérer. Le lit est fait, les livres rangés par ordre alphabétique – Philippe s’en est assuré avant le départ de Thomas pour le lycée. Je caresse un pull oublié sur la chaise. L’odeur de mon fils me serre le cœur. Il m’a dit un jour : « Maman, ici on n’a pas le droit de respirer trop fort. »

Je redescends au salon. Philippe est déjà devant son ordinateur portable, alignant des chiffres sur un tableau Excel. Il travaille à domicile depuis deux ans ; depuis, la maison est devenue son royaume, et moi sa servante.

« Claire, tu as pensé à repasser mes chemises ? »

Je hoche la tête. J’ai appris à anticiper ses demandes, à deviner ses humeurs. Mais parfois, je rêve d’oublier exprès, juste pour voir ce qui se passerait. Je ne le fais jamais.

À midi, je prépare le déjeuner : salade composée, pain frais, tout doit être présenté comme au restaurant. Philippe inspecte l’assiette avant de s’asseoir.

« Tu as mis trop de vinaigrette », remarque-t-il sans lever les yeux.

Je me tais. J’ai arrêté de répondre il y a longtemps. Les disputes ne servent à rien ; elles finissent toujours par des larmes et des portes qui claquent.

Après le repas, je sors prendre l’air dans le petit jardin. Je m’assieds sur le banc en bois, là où personne ne vient jamais. Je ferme les yeux et laisse le vent caresser mon visage. Parfois, j’imagine une autre vie : un appartement en désordre, des rires qui fusent, des livres ouverts sur le canapé…

Le téléphone sonne. C’est ma sœur, Sophie.

— « Claire, tu vas bien ? »
— « Oui… enfin, comme d’habitude. »
— « Tu veux passer ce week-end ? On pourrait aller au marché ensemble… »

J’hésite. Philippe n’aime pas que je parte sans prévenir longtemps à l’avance. Il dit que ça perturbe l’organisation.

— « Je ne sais pas… Je te rappelle. »

Je raccroche, honteuse de mon indécision. Sophie sait tout. Elle me répète souvent : « Tu n’es pas obligée de vivre comme ça. » Mais je n’arrive pas à franchir le pas.

En fin d’après-midi, Philippe s’énerve parce qu’il a trouvé une trace de doigt sur le miroir de l’entrée.

« Si tu ne peux pas tenir cette maison propre, alors fais tes valises et pars ! »

Sa voix claque comme une gifle. Je reste pétrifiée. Il me regarde avec ce mélange de colère et d’incompréhension qui me fait douter de tout.

Je monte dans notre chambre et m’effondre sur le lit. Les souvenirs affluent : nos débuts heureux, les promesses murmurées à la lueur des bougies, les rires partagés… Où sont-ils passés ?

Le soir venu, je prépare le dîner en silence. Philippe regarde les infos à la télé, indifférent à ma tristesse. Je croise mon reflet dans la vitre : j’ai vieilli, mes yeux sont cernés. Je me demande ce que Thomas pense de tout ça. Est-ce qu’il m’en veut d’être restée ? Est-ce qu’il comprend ?

La nuit tombe sur la maison silencieuse. Je m’allonge à côté de Philippe, qui dort déjà. Je fixe le plafond, le cœur lourd.

Est-ce que l’amour suffit quand on se sent étrangère chez soi ? Combien de temps peut-on survivre sans respirer vraiment ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?