La Solitude de Victoire : Derrière les Volets Clos
— Tu ne trouves pas ça étrange, Victoire, de toujours dîner seule ?
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête alors que je ferme doucement les volets de mon appartement, rue de la République à Lyon. J’ai quarante-deux ans, et ce soir, comme tant d’autres, je m’installe face à une assiette solitaire. Mais ce soir, quelque chose est différent : Paul m’a proposé un café. Paul, le voisin du dessus, divorcé depuis dix ans, toujours un sourire triste au coin des lèvres. Je n’ai pas su dire non.
En descendant l’escalier, mon cœur bat trop fort. J’entends encore les reproches de ma famille : « Tu vas finir vieille fille ! » ou « Tu caches quelque chose, Victoire ? » Mais que savent-ils de mes nuits blanches, de mes cicatrices invisibles ?
Paul m’attend devant la porte du petit bistrot. Il me sourit, hésitant.
— Tu sais, ça fait longtemps que je n’ai pas partagé un café avec quelqu’un…
Je baisse les yeux. Moi non plus. On s’installe, maladroits. Les mots viennent difficilement. Il parle de son fils, Antoine, qu’il ne voit qu’un week-end sur deux. Je hoche la tête, j’écoute. Puis il ose :
— Et toi ? Tu as déjà voulu… une famille ?
Je sens la panique monter. Les souvenirs affluent : le cri de mon père le soir où il a claqué la porte pour ne jamais revenir ; ma mère effondrée sur le carrelage ; mon frère qui m’a accusée d’être responsable de tout. Depuis ce jour-là, j’ai appris à me taire, à ne rien demander à personne.
— Ce n’est pas si simple, Paul.
Il me regarde longuement.
— Tu sais, moi aussi j’ai eu peur d’aimer après mon divorce. On croit qu’on est cassé à jamais…
Je détourne la tête vers la fenêtre embuée. Dehors, la ville s’agite. Dedans, je lutte contre mes propres tempêtes.
Les jours passent. Paul insiste doucement. Il m’invite à marcher sur les quais du Rhône. Il me raconte ses échecs, ses doutes. Un soir, il me confie :
— J’ai l’impression que tu portes un poids énorme… Tu veux en parler ?
Je voudrais hurler que oui, que j’étouffe sous le silence et la honte. Mais les mots restent coincés.
Un dimanche matin, ma mère débarque sans prévenir.
— Tu as bonne mine ! Ce serait grâce à ce voisin ?
Je rougis violemment.
— Maman, arrête…
Elle soupire.
— Tu sais, ton père n’était pas un monstre. Il était juste malheureux…
Je serre les poings sous la table.
— Il nous a abandonnées !
Elle baisse les yeux.
— Et toi, tu t’abandonnes aussi… Tu refuses d’être heureuse.
Ses mots me frappent en plein cœur. Toute la journée, ils tournent dans ma tête. Le soir venu, je compose le numéro de Paul.
— Tu veux passer ? J’ai besoin de parler.
Il arrive en quelques minutes. Je lui raconte tout : l’enfance brisée, la peur d’être trahie, la solitude choisie comme armure. Il m’écoute sans juger. Quand je finis par pleurer dans ses bras, il murmure :
— Tu n’es pas seule, Victoire. Pas tant que tu le veux vraiment.
Les semaines suivantes sont un mélange de lumière et d’ombre. Parfois je recule, je doute. Parfois j’ose croire qu’un autre avenir est possible. Paul m’invite à rencontrer son fils. Je panique, je refuse d’abord. Puis j’accepte.
Antoine est timide mais doux. Il me regarde avec curiosité.
— Papa dit que tu aimes les livres…
Je souris timidement.
— Oui… Surtout ceux qui parlent de gens qui se relèvent après être tombés.
Il hoche la tête gravement.
Un soir d’été, alors que nous dînons tous les trois sur le balcon, Paul pose sa main sur la mienne.
— Victoire… Est-ce qu’on pourrait essayer d’être heureux ? Juste essayer ?
Je ferme les yeux. J’entends encore les voix du passé qui me disent que je ne mérite pas l’amour. Mais pour la première fois depuis longtemps, j’ai envie d’y croire.
La route est longue. Parfois je me réveille en sueur, hantée par mes vieux démons. Mais chaque matin, Paul est là avec son café et son sourire fatigué.
Aujourd’hui, je regarde par la fenêtre ouverte sur la ville et je me demande : Combien sommes-nous à vivre derrière des volets clos par peur d’être blessés ? Est-ce qu’on peut vraiment guérir du passé et apprendre à aimer à nouveau ?
Et vous… Qu’est-ce qui vous retient d’ouvrir la porte ?