La revanche de Mamie Laure sur le caissier du Marché du Centre
« Vous n’avez pas assez pour payer, madame. »
La voix du jeune homme claque dans l’air saturé de la supérette. Tous les regards convergent vers moi, Laure, 74 ans, qui fouille nerveusement dans mon porte-monnaie élimé. Mes doigts tremblent. Derrière moi, une file impatiente soupire. Je sens mes joues brûler. « Je… je suis sûre d’avoir une pièce de deux euros quelque part… »
Le caissier, un certain Hugo – badge bleu vissé sur la poitrine – me regarde avec ce mélange d’agacement et de pitié qui me donne envie de disparaître. « On ne va pas y passer la journée, hein ? » lance-t-il, assez fort pour que tout le monde entende. Un éclat de rire fuse derrière moi. Je voudrais pleurer, hurler, m’enfuir. Mais je me contente de rassembler mes courses et de sortir, la tête basse.
Le soir même, je raconte l’incident à ma fille, Camille, au téléphone. Elle soupire : « Maman, tu sais bien que les jeunes sont pressés… » Mais ce n’est pas une excuse. Je n’ai jamais été traitée ainsi. Je repense à mon mari, disparu il y a cinq ans, à mes amis qui s’éteignent un à un, à cette impression d’être devenue invisible… ou pire : encombrante.
Je décide alors que non, je ne laisserai pas passer ça. Je vais montrer à ce Hugo que les vieilles dames savent aussi se défendre.
Le lendemain matin, j’enfile mon manteau bleu marine et mon foulard à pois – celui que j’aime porter les jours où je veux me sentir forte. J’entre dans le Marché du Centre avec détermination. Hugo est là, à sa caisse. Je fais semblant d’hésiter devant les yaourts, puis je m’approche de lui avec mon panier rempli à ras bord.
« Bonjour Hugo », dis-je d’une voix douce mais ferme.
Il lève à peine les yeux : « Bonjour madame. »
Je commence alors mon plan : je pose chaque article lentement sur le tapis roulant, en prenant soin de vérifier le code-barres, de lire à voix haute les ingrédients, de poser des questions absurdes : « Vous pensez que ces tomates sont vraiment bio ? Et ce fromage, il vient bien de Normandie ? »
Derrière moi, la file s’allonge. Les clients s’impatientent. Hugo serre les dents. Je vois sa mâchoire se contracter. Il tente de rester poli mais son ton devient sec : « Oui madame, tout est en règle. »
Je continue : « Ah non, finalement je ne prendrai pas ce paquet de pâtes… ni ce jus d’orange… » Je retire la moitié de mes achats au dernier moment. Les gens râlent, certains quittent la file. Hugo soupire bruyamment.
Quand vient le moment de payer, je sors une poignée de pièces jaunes et commence à compter lentement : « Un euro… deux euros… attendez… ah non, ça c’est un centime… »
Hugo explose : « Vous ne pouvez pas préparer votre monnaie avant ?! »
Je le regarde droit dans les yeux : « Vous voyez comme c’est désagréable d’être humilié devant tout le monde ? »
Un silence gênant s’installe. Les clients me regardent avec étonnement. Certains hochent la tête en signe d’approbation, d’autres murmurent que je vais trop loin.
Je quitte la supérette avec un sentiment étrange : un mélange de triomphe et de malaise. J’ai eu ma revanche… mais pourquoi ai-je l’impression d’avoir perdu quelque chose ?
Le soir venu, Camille passe me voir. Elle remarque mon air soucieux : « Tu as l’air fatiguée maman… Tu veux en parler ? »
Je lui raconte tout. Elle me prend la main : « Tu sais maman, parfois on croit se défendre mais on ne fait que reproduire ce qui nous a blessés… »
Ses mots me frappent en plein cœur. Ai-je vraiment voulu lui donner une leçon ou simplement soulager ma propre colère ?
Les jours passent. Je croise Hugo dans la rue. Il baisse les yeux en me voyant. Je m’approche de lui.
« Hugo… Je crois qu’on s’est tous les deux mal comportés l’autre jour. Je voulais m’excuser pour ma conduite… »
Il relève la tête, surpris : « C’est moi qui aurais dû être plus patient… Je suis désolé aussi. »
Nous échangeons un sourire timide. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens légère.
En rentrant chez moi ce soir-là, je me demande : pourquoi cherchons-nous si souvent à rendre coup pour coup ? Est-ce que la vraie force ne serait pas d’apprendre à pardonner – aux autres comme à soi-même ? Qu’en pensez-vous ?