Entre l’amour d’un grand-père et le silence d’une grand-mère : Confession d’une petite-fille parisienne
« Tu ne comprends jamais rien, Camille ! » La voix de ma grand-mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. J’ai dix ans, je viens de renverser un peu de lait sur la table. Mon grand-père, Henri, pose sa main sur mon épaule. « Ce n’est rien, Madeleine. Elle apprendra. » Mais Madeleine ne me regarde même pas. Elle essuie la table d’un geste sec, puis sort sans un mot. Je reste là, les yeux embués, cherchant dans le regard de mon grand-père une explication à cette froideur qui me glace le cœur.
J’ai grandi dans un appartement du 14ème arrondissement, entre les murs tapissés de souvenirs jaunis et de non-dits. Mes parents se sont séparés quand j’avais six ans. Ma mère, débordée par son travail d’infirmière à la Pitié-Salpêtrière, m’a confiée à ses parents. Henri est devenu mon héros : il m’apprenait à jouer aux échecs, me racontait des histoires de son enfance à Montmartre, m’emmenait au parc Montsouris pour nourrir les canards. Avec lui, je riais, j’existais.
Mais avec Madeleine, c’était tout autre chose. Elle ne me parlait que pour me corriger. « Tiens-toi droite. Ne parle pas la bouche pleine. Tu n’es jamais assez sage. » Je guettais un sourire, un geste tendre, mais rien ne venait. Parfois, je l’entendais soupirer en rangeant mes affaires : « Encore des bêtises… »
Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres et que Paris semblait engloutie dans la grisaille, j’ai surpris une conversation entre mes grands-parents. Je n’aurais pas dû écouter, mais la porte était entrouverte.
— Tu es trop dure avec elle, Madeleine.
— Je fais ce qu’il faut. Elle doit apprendre à ne pas dépendre des autres.
— Ce n’est qu’une enfant…
— Justement. Il faut qu’elle comprenne que la vie n’est pas tendre.
Je suis retournée dans ma chambre, le cœur serré. Pourquoi ma grand-mère voulait-elle me préparer à la dureté du monde ? Pourquoi ne pouvait-elle pas m’aimer simplement ?
Les années ont passé. Au collège, je ramenais de bonnes notes pour lui plaire, mais elle ne disait rien. Au lycée, j’ai eu mon premier chagrin d’amour ; Henri m’a consolée avec du chocolat chaud et des mots doux. Madeleine s’est contentée de dire : « Tu verras, ce n’est pas le dernier. »
À dix-huit ans, j’ai découvert par hasard une vieille boîte en fer dans le grenier. À l’intérieur : des lettres jaunies, écrites par une femme nommée Lucie. J’ai reconnu l’écriture de Madeleine. Les lettres étaient adressées à un homme qui n’était pas Henri. J’ai compris que ma grand-mère avait aimé quelqu’un d’autre avant de se marier.
Ce soir-là, j’ai osé lui poser la question :
— Mamie… Qui était Lucie ?
Elle a blêmi. Un long silence a envahi la pièce.
— C’était moi… avant.
— Avant quoi ?
— Avant que la vie me vole mes rêves.
Elle s’est levée brusquement et a quitté la pièce. Henri m’a prise dans ses bras.
— Ta grand-mère a beaucoup souffert, tu sais. Elle a perdu son premier amour pendant la guerre d’Algérie. Après ça… elle n’a plus jamais été la même.
J’ai compris alors que Madeleine portait en elle une douleur ancienne et profonde, qu’elle n’avait jamais su exprimer autrement qu’en se protégeant derrière une carapace de froideur.
Aujourd’hui, j’ai trente ans et je reviens parfois dans cet appartement où tout a commencé. Henri est parti il y a trois ans ; Madeleine vit seule avec ses souvenirs et ses regrets. Je lui rends visite chaque dimanche. Parfois elle me regarde longuement sans rien dire ; parfois elle me raconte une anecdote sur sa jeunesse ou sur Paris d’autrefois.
Je ne sais pas si nous arriverons un jour à nous comprendre vraiment. Mais j’essaie de lui pardonner ce qu’elle n’a pas su donner.
Est-ce que l’on peut aimer quelqu’un qui ne sait pas aimer en retour ? Est-ce que le passé peut vraiment justifier nos silences et nos blessures ? Qu’en pensez-vous ?