Des billets pour le théâtre à la dernière minute : cadeau ou maladresse ?
— Tu te fiches de moi, Julien ?! Il est dix-huit heures, la pièce commence à vingt heures, et tu m’envoies ça comme une lettre à la poste ?
Je serre les deux billets froissés dans ma main, debout dans l’entrée de mon petit appartement du 11e arrondissement. Mon téléphone vibre encore. Julien, mon meilleur ami depuis la fac, vient de m’envoyer un texto : « Surprise ! Ce soir, théâtre. Tu vas adorer. »
Je regarde autour de moi : le linge pas encore étendu, le dîner à préparer pour Maman qui vient d’être opérée du genou et compte sur moi ce soir. Mon cœur bat la chamade entre la colère et la panique. Je compose son numéro, la voix tremblante.
— Julien, tu ne pouvais pas prévenir plus tôt ?
— Mais Camille, c’est ça la magie ! Un peu de spontanéité ! Tu bosses trop, tu t’oublies. Je voulais te faire plaisir.
Je sens les larmes monter. Il ne comprend jamais. Toujours à improviser, à croire que la vie est un film où tout s’arrange au dernier moment. Mais moi, je ne peux pas tout lâcher comme ça. Je pense à Maman, seule dans son fauteuil, qui attend son gratin dauphinois.
— Tu sais très bien que j’avais prévu de rester avec Maman ce soir. Tu ne penses qu’à toi !
Silence au bout du fil. Puis il souffle :
— Je voulais juste te sortir un peu de ta routine…
Je raccroche brutalement. Je m’effondre sur le canapé, les billets toujours dans la main. Pourquoi est-ce si compliqué avec lui ? Pourquoi ne voit-il pas que ses surprises sont parfois des fardeaux ?
Je repense à notre amitié. À nos années à la Sorbonne, aux nuits blanches à réviser ensemble, aux fous rires dans les cafés du Marais. Mais aussi à toutes ces fois où il a débarqué sans prévenir, où il a tout chamboulé sans se soucier de mes obligations.
Je me relève et compose le numéro de Maman.
— Maman… Est-ce que ça t’ennuierait si je venais un peu plus tard ce soir ?
Sa voix fatiguée mais douce me rassure :
— Ma chérie, va au théâtre si tu en as envie. Je peux attendre pour le gratin.
Mais j’entends dans son souffle qu’elle aurait aimé ma présence. Je me sens coupable. Et si je refusais d’aller au théâtre ? Est-ce que Julien comprendrait enfin ?
Je décide d’y aller malgré tout. Peut-être qu’il a raison : je ne vis plus vraiment pour moi depuis des mois. Je me prépare en vitesse, j’attrape mon vieux manteau noir et file vers le métro Bastille.
Dans la rame bondée, je repense à notre dispute. Autour de moi, des Parisiens fatigués, des couples qui se disputent à voix basse, des enfants qui crient. Je me demande si l’amitié peut survivre à tant d’incompréhensions.
J’arrive devant le théâtre juste à temps. Julien m’attend devant l’entrée, un sourire gêné sur les lèvres.
— Camille… Je suis désolé si je t’ai mise dans l’embarras.
Je le regarde longuement.
— Tu sais, Julien, parfois tes surprises me font plus de mal que de bien. J’ai besoin qu’on respecte mon temps aussi.
Il baisse les yeux.
— Je croyais bien faire…
La pièce commence. Nous nous installons côte à côte dans la salle obscure. Sur scène, une histoire d’amitié qui se délite sous le poids des non-dits et des attentes déçues. Je sens la main de Julien frôler la mienne. Je ne sais pas si je dois la saisir ou la repousser.
À l’entracte, il murmure :
— Tu crois qu’on s’est perdus ?
Je n’ai pas de réponse toute faite. Peut-être que l’amitié, c’est accepter que l’autre ne fonctionne pas comme soi. Peut-être que c’est aussi poser ses limites.
Après le spectacle, nous marchons en silence sur les pavés mouillés du boulevard Richard-Lenoir. Les lumières de Paris brillent dans les flaques d’eau.
— Camille… Je promets d’essayer d’être plus attentif à ce dont tu as besoin.
Je souris tristement.
— Et moi, j’essaierai d’être moins rigide… Mais il faut qu’on se parle vraiment, pas juste s’offrir des surprises ou s’enfermer dans nos habitudes.
Il hoche la tête. On se serre dans les bras sous la pluie fine.
En rentrant chez moi, je repense à cette soirée inattendue. Était-ce vraiment un cadeau ou juste une maladresse ? Peut-on offrir du temps sans l’imposer ? L’amitié survit-elle aux déceptions répétées ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’un cadeau surprise peut vraiment faire plaisir quand il bouscule tout ce qu’on avait prévu ?