De l’autre côté du mur : Jusqu’où peut-on supporter l’insupportable ?

« Tu entends encore ? » La voix de Luc résonne dans la pénombre de notre chambre, tendue, presque cassée. Je retiens mon souffle. De l’autre côté du mur, les cris de la famille Martin éclatent comme des coups de tonnerre. Il est minuit passé, et la dispute recommence, plus violente que la veille.

Je me redresse dans le lit, le cœur battant. « Je n’en peux plus, Luc… On ne dort plus, on ne vit plus. »

Il soupire, se tourne vers moi, ses yeux cernés par des semaines d’insomnie. « On ne va pas encore appeler la police… Tu sais ce que ta mère dirait. »

Ma mère… Toujours prompte à juger : « Jeanne, il faut savoir s’adapter, tu n’es pas seule au monde ! » Mais comment s’adapter à l’inacceptable ?

Nous avons emménagé il y a six mois dans cet immeuble du 7e arrondissement de Lyon. Un rêve devenu cauchemar. Au début, tout semblait parfait : parquet qui craque sous les pas, lumière dorée sur les toits rouges, promesse d’un nouveau départ après des années de galères à Villeurbanne. Luc et moi avions enfin trouvé un endroit où bâtir notre avenir.

Mais très vite, la réalité nous a rattrapés. Les Martin, nos voisins du dessus, vivent comme si le monde leur appartenait. Leurs enfants courent à toute heure, les disputes éclatent pour un oui ou pour un non. Un soir, j’ai même entendu des objets voler contre les murs.

Au début, j’ai tenté la diplomatie. Un gâteau fait maison, un sourire gêné sur le palier : « Bonjour Madame Martin, je voulais juste vous dire… » Elle m’a coupée net : « Si vous n’êtes pas contente, fallait acheter une maison ! »

Luc a voulu relativiser : « C’est la vie en copropriété… On doit faire avec. » Mais chaque nuit sans sommeil creusait un peu plus le fossé entre nous. Je devenais irritable, lui fuyait les conversations. Nos repas se faisaient silencieux, nos gestes mécaniques.

Un soir de janvier, alors que la pluie battait contre les vitres et que les cris redoublaient d’intensité, j’ai craqué. J’ai frappé au plafond avec un balai. Silence. Puis des coups en retour, plus forts encore.

Le lendemain, une lettre anonyme glissée sous notre porte : « Si vous continuez à faire du bruit, on saura vous le faire payer. »

J’ai eu peur. Peur pour nous, peur pour ce que nous devenions. Luc a proposé d’en parler au syndic. Mais le syndic s’en lave les mains : « Tant qu’il n’y a pas de plainte officielle… »

Ma famille ne comprend pas. Mon père hausse les épaules : « À ton âge, on n’avait pas le choix. On supportait. » Ma sœur me reproche de dramatiser : « Tu exagères toujours tout ! »

Mais qui peut comprendre ce que c’est que de vivre dans la peur permanente du prochain éclat de voix ? De voir son couple s’effriter à force de tensions ?

Un soir, alors que je rentrais du travail, j’ai croisé Madame Martin sur le palier. Elle m’a lancé un regard noir : « Vous croyez que vous êtes mieux que nous ? » J’ai senti la colère monter en moi.

« Non, mais j’aimerais juste dormir la nuit ! »

Elle a éclaté de rire : « Ici c’est comme ça. Si ça ne vous plaît pas… »

J’ai claqué la porte derrière moi, tremblante. Luc m’attendait dans le salon, une valise à moitié faite.

« Tu veux partir ? » ai-je murmuré.

Il a haussé les épaules : « Je ne sais plus quoi faire… On ne se parle plus qu’à travers ces murs. On s’aime encore ? »

Cette question m’a transpercée. L’amour peut-il survivre à l’usure du quotidien ? Aux compromis qui n’en sont plus ?

Les semaines ont passé. Nous avons tenté la médiation avec les Martin — échec cuisant. Nous avons essayé les boules Quies, la musique douce pour masquer le vacarme — rien n’y fait.

Un matin, j’ai surpris Luc en train de consulter des annonces immobilières sur son téléphone.

« Tu veux vraiment qu’on parte ? »

Il a soupiré : « Je veux juste qu’on retrouve un peu de paix… et toi aussi. »

Mais partir serait admettre notre défaite. Abandonner ce rêve pour lequel nous avions tant sacrifié.

Un dimanche après-midi, alors que je tentais de travailler sur mon ordinateur malgré le bruit des enfants qui jouaient au foot dans le couloir, j’ai reçu un message de ma mère : « Tu dois apprendre à mettre des limites. Ne laisse pas les autres décider pour toi. »

Pour la première fois depuis longtemps, j’ai ressenti une étincelle de révolte.

Le soir même, j’ai rédigé une lettre officielle au syndic et à la mairie du quartier. J’y ai raconté notre calvaire, demandé une intervention.

Les jours suivants ont été tendus. Les Martin nous évitaient dans l’escalier ; certains voisins nous regardaient avec suspicion.

Mais peu à peu, d’autres locataires sont venus me parler : « Vous avez eu raison d’agir », « On n’osait pas se plaindre… »

Luc m’a serrée dans ses bras : « Je suis fier de toi. Peut-être qu’on peut encore sauver quelque chose… »

Aujourd’hui, rien n’est vraiment réglé — mais je me sens moins seule. J’ai compris que le silence n’est jamais une solution.

Est-ce qu’il faut toujours tout supporter pour préserver la paix ? Ou bien faut-il parfois oser dire non et défendre sa dignité ? Et vous, jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour retrouver un peu de tranquillité chez vous ?