Week-end chez nous : prisonnière de mon propre foyer
— Tu as encore oublié de mettre la petite cuillère à droite, murmure ma belle-mère, Monique, en passant derrière moi, son parfum entêtant flottant dans l’air saturé de vapeur. Je serre les dents. Il est 11h du matin, un samedi comme tant d’autres, et déjà je sens la fatigue me gagner. François, mon mari, rit avec son père dans le salon, inconscient du combat qui se joue dans la cuisine.
Je m’appelle Claire. J’ai trente-cinq ans, un emploi à mi-temps dans une librairie du 14ème arrondissement, et chaque week-end, mon appartement se transforme en théâtre d’une pièce dont je ne suis jamais l’héroïne. Monique et Gérard arrivent le vendredi soir avec leurs valises, leurs habitudes et leurs jugements. Ils s’installent comme chez eux, commentent la poussière sur les étagères, la cuisson du rôti, le choix du vin. Et moi, je disparais derrière les casseroles.
— Claire, tu pourrais mettre un peu plus de sel dans la soupe ?
Je hoche la tête sans répondre. Monique ne cuisine jamais quand elle est ici. Elle supervise. Elle corrige. Elle compare tout à ce qu’elle faisait « chez elle ».
— Chez nous, on faisait toujours comme ça…
Je connais cette phrase par cœur. Elle me poursuit jusque dans mes rêves. Parfois, j’ai envie de hurler : « Ici, c’est chez moi ! » Mais je me tais. Pour François. Pour la paix du ménage.
Ce samedi-là, alors que je dresse la table pour le déjeuner, j’entends Monique chuchoter à Gérard :
— Elle n’a pas vraiment le sens de l’organisation, tu ne trouves pas ?
Je sens mes joues brûler. J’ai envie de tout envoyer valser : les assiettes, les conventions, cette image de parfaite maîtresse de maison qu’on attend de moi. Mais je me contente d’ajuster une serviette.
Après le repas, François propose une promenade au parc Montsouris. Je refuse poliment : « Je dois ranger la cuisine. » Il ne proteste pas. Il ne voit rien. Il ne voit jamais rien.
Je reste seule dans la cuisine, les mains plongées dans l’eau tiède et savonneuse. Je pense à ma mère qui me disait toujours : « Ne laisse jamais personne te marcher dessus, Claire. » Mais comment faire quand ceux qui piétinent votre espace sont ceux que vous êtes censée aimer ?
Le soir venu, alors que tout le monde regarde un film dans le salon, je m’éclipse sur le balcon pour respirer un peu d’air frais. Paris s’étend devant moi, indifférente à mes tourments. J’entends Monique rire à une blague de François. Je me demande s’il se rend compte que je ne ris plus depuis longtemps.
Le dimanche matin, Monique frappe à la porte de notre chambre avant même que j’aie ouvert les yeux :
— Claire, tu pourrais préparer des croissants maison ?
Je voudrais lui répondre que ce n’est pas une boulangerie ici, que j’aimerais dormir un peu le week-end aussi. Mais je me lève docilement.
Dans la cuisine, Gérard lit Le Figaro en commentant l’actualité politique :
— De toute façon, aujourd’hui les jeunes femmes ne veulent plus faire d’efforts…
Je serre la cafetière si fort que j’ai peur de la briser.
À midi, alors que je sers le dessert, Monique me lance :
— Tu sais Claire, il faut savoir garder un homme heureux à la maison.
François ne dit rien. Il sourit distraitement en consultant son téléphone.
C’est là que tout explose en moi. Je pose la tarte sur la table avec un bruit sec.
— Et moi alors ? Qui pense à mon bonheur ?
Un silence glacial s’abat sur la pièce. Monique me regarde comme si j’étais devenue folle.
— Claire… voyons…
Mais cette fois je ne me tais pas.
— Chaque week-end je me plie en quatre pour vous recevoir et tout ce que j’entends ce sont des reproches ! J’en ai assez ! Ce n’est pas ça ma vie !
François me regarde enfin vraiment. Il voit les larmes qui montent à mes yeux.
— Claire… on peut en parler…
Mais je secoue la tête.
— Non François. On aurait dû en parler depuis longtemps.
Je quitte la table et m’enferme dans la salle de bain. Je m’effondre sur le carrelage froid. Je pleure tout ce que je n’ai pas osé dire pendant des années.
Plus tard, François frappe doucement à la porte.
— Claire… tu veux qu’on sorte prendre l’air ?
Je relève la tête. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression d’exister à nouveau.
Ce soir-là, après le départ de Monique et Gérard, François et moi parlons longtemps. Il comprend enfin ce que je ressens. Il promet que les choses vont changer.
Mais au fond de moi subsiste une question lancinante : pourquoi faut-il toujours attendre d’exploser pour être entendue ? Est-ce vraiment cela être une femme aujourd’hui en France : se battre pour exister jusque dans sa propre maison ?