Quand mon mari a voulu partir : Chronique d’une mère française face à l’abandon
« Maman, papa m’a demandé si ça me dérangerait qu’il ne vive plus avec nous. »
La voix de Léa, posée, presque indifférente, a résonné dans la cuisine comme un coup de tonnerre. J’ai laissé tomber la cuillère en bois dans la casserole, éclaboussant la sauce tomate sur mon tablier. Mon cœur s’est arrêté une seconde. J’ai fixé ma fille, treize ans, les yeux rivés sur son portable, comme si elle venait de me demander ce qu’il y avait au dîner.
— Qu’est-ce que tu viens de dire, Léa ? ai-je murmuré, la gorge serrée.
Elle a haussé les épaules, sans lever les yeux. — Il m’a juste demandé ça, c’est tout. Il avait l’air triste…
J’ai senti la panique monter en moi, une vague glacée qui me submergeait. Je n’avais rien vu venir. Enfin… pas vraiment. Depuis des mois, Paul et moi ne faisions que nous croiser dans l’appartement haussmannien du 11e arrondissement. Les disputes à voix basse dans la salle de bains, les silences lourds au dîner, les regards fuyants. Mais jamais je n’aurais cru qu’il irait jusqu’à demander à notre fille si elle accepterait son départ.
Le soir même, j’ai attendu Paul dans le salon. Les enfants étaient couchés. J’avais éteint la télé, laissé la lumière tamisée. Quand il est entré, il a compris tout de suite.
— Tu lui as parlé, c’est ça ? ai-je lancé sans préambule.
Il a soupiré, s’est passé une main dans les cheveux. — Je voulais t’en parler… Je ne savais pas comment…
— Alors tu as choisi de passer par notre fille ? Tu trouves ça normal ?
Il n’a pas répondu. J’ai vu ses yeux briller d’une tristesse que je ne lui connaissais pas. J’ai eu envie de le gifler et de le prendre dans mes bras en même temps.
— Je n’en peux plus, Claire… Je me sens étouffé ici. On fait semblant depuis trop longtemps.
Je me suis effondrée sur le canapé. Les mots tournaient dans ma tête : « étouffé », « semblant ». Et moi ? Moi aussi je faisais semblant, mais pour les enfants, pour cette vie que nous avions construite à force de compromis et de rêves ébréchés.
Les jours suivants ont été un supplice. Paul a dormi sur le canapé, évitant mon regard et celui des enfants. Léa s’est enfermée dans sa chambre avec sa musique et ses messages Snapchat. Hugo, notre petit dernier de huit ans, m’a demandé pourquoi papa ne venait plus lui lire d’histoire le soir.
J’ai tenté de tenir bon. J’ai continué à aller travailler à la médiathèque du quartier, à préparer des tartines le matin, à sourire aux parents devant l’école. Mais à l’intérieur, je me sentais vide, trahie, humiliée.
Un soir, alors que je rangeais les courses dans la cuisine, ma mère m’a appelée.
— Claire, tu ne peux pas tout porter seule. Viens passer quelques jours à la maison avec les enfants.
J’ai refusé d’abord. Fierté mal placée. Mais après une énième dispute silencieuse avec Paul, j’ai cédé. Nous sommes partis à Lyon chez mes parents le temps d’un week-end prolongé.
Là-bas, j’ai retrouvé un peu d’air. Ma mère m’a serrée fort contre elle pendant que mon père emmenait Hugo au parc de la Tête d’Or. Léa s’est confiée à sa grand-mère : « Je crois que papa ne nous aime plus… »
Cette phrase m’a transpercée. Comment expliquer à une adolescente que l’amour peut s’user jusqu’à disparaître ? Que parfois les adultes se perdent eux-mêmes avant de perdre les autres ?
De retour à Paris, Paul avait pris sa décision. Il avait trouvé un petit appartement à Bastille et préparé ses affaires en mon absence.
— Je suis désolé, Claire… Je ne veux pas te faire souffrir davantage.
Je n’ai rien répondu. Je l’ai regardé partir avec sa valise à roulettes et son manteau froissé. La porte s’est refermée sur quinze ans de vie commune.
Les semaines suivantes ont été un chaos d’émotions contradictoires. La colère contre Paul qui avait fui ses responsabilités. La tristesse pour mes enfants privés de leur père au quotidien. La peur de l’avenir : comment allais-je payer le loyer seule ? Comment allais-je rassurer Hugo qui faisait des cauchemars chaque nuit ? Comment allais-je empêcher Léa de sombrer dans le mutisme ou la révolte ?
Un soir d’automne, alors que je corrigeais des devoirs avec Hugo, Léa est venue s’asseoir près de moi.
— Maman… Tu crois qu’on va être heureux quand même ?
J’ai pris sa main dans la mienne. J’aurais voulu lui promettre que oui, que tout irait bien. Mais je n’en savais rien.
— On va essayer, ma chérie… On va essayer très fort.
Peu à peu, une nouvelle routine s’est installée. Les dimanches chez Paul sont devenus une habitude pour les enfants. Moi, j’ai appris à remplir le vide par des petits plaisirs simples : un café en terrasse avec une amie, un livre dévoré sous la couette, un sourire échangé avec un inconnu dans le métro.
Mais chaque soir, quand la maison s’endort et que je me retrouve seule face au miroir de la salle de bains, je me demande : ai-je raté quelque chose ? Aurais-je pu sauver notre couple si j’avais vu venir la tempête ? Ou bien était-ce inévitable ?
Aujourd’hui encore, je cherche des réponses. Mais une chose est sûre : je me bats chaque jour pour mes enfants et pour moi-même. Parce qu’au fond du gouffre, il y a toujours une lumière qui attend qu’on la rallume.
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment se reconstruire après avoir tout perdu ?