Ma meilleure amie s’est oubliée : quand la maternité devient une prison
— Tu ne comprends pas, Claire ! Je n’ai pas le temps de penser à moi, ni à personne d’autre !
La voix d’Élodie tremble, presque cassée. Je la regarde, assise sur son vieux canapé, un bébé endormi dans les bras, les cheveux emmêlés, le regard vide. Autour d’elle, des couches sales, des biberons à moitié pleins, des jouets éparpillés. Je ne reconnais plus ma meilleure amie. Où est passée la jeune femme élégante et pleine de vie qui me traînait dans les bars de Bordeaux jusqu’à l’aube ?
Je me souviens de notre pacte d’adolescence : « On ne se laissera jamais tomber, quoi qu’il arrive. » Mais aujourd’hui, j’ai l’impression d’être déjà tombée dans l’oubli.
— Tu pourrais au moins prendre une douche… ou sortir un peu, Élodie. Ça te ferait du bien. On pourrait aller au marché comme avant…
Elle me lance un regard noir. — Tu crois que j’ai le temps ? Tu crois que c’est si simple ?
Je ravale mes mots. Je n’ai pas d’enfant, je ne peux pas comprendre. Mais je sens que quelque chose cloche. Ce n’est pas seulement la fatigue. C’est comme si Élodie s’était dissoute dans son rôle de mère, oubliant qu’elle était aussi une femme, une amie, une fille.
Son mari, Julien, rentre tard du travail. Il ne voit rien ou fait semblant. Un soir, alors que je passe déposer un plat cuisiné, je l’entends hausser le ton :
— Franchement Élodie, tu pourrais faire un effort ! La maison est un vrai chantier !
Élodie baisse les yeux. Je serre les poings. J’ai envie de hurler à Julien qu’il n’a qu’à s’occuper du petit pendant une heure pour voir ce que c’est. Mais je me tais. Ce n’est pas ma place.
Les semaines passent. Je propose des sorties, des cafés, même juste une promenade au parc. Toujours la même réponse : « Je suis trop fatiguée », « Le petit ne dort pas », « J’ai trop de choses à faire ». Parfois elle ne répond même plus à mes messages.
Un jour, sa mère m’appelle. Elle est inquiète :
— Claire, tu sais si Élodie va bien ? Elle ne décroche plus quand je l’appelle…
Je sens la panique monter. Je décide d’aller chez elle sans prévenir.
Quand elle ouvre la porte, je la trouve en larmes, le visage ravagé par la tristesse et l’épuisement.
— Je n’y arrive plus… Je suis nulle…
Je la prends dans mes bras. Elle sent le lait caillé et la sueur froide. Mais je m’en fiche.
— Tu n’es pas nulle, Élodie. Tu es juste épuisée. Tu as besoin d’aide.
Elle secoue la tête :
— Personne ne comprend… Tout le monde croit que c’est facile d’être mère… Mais je me sens seule… tellement seule…
Je reste avec elle toute la journée. On parle peu. Je range un peu la cuisine pendant qu’elle dort avec le bébé sur le ventre. Le soir venu, je lui propose d’appeler un médecin ou une psychologue.
— Tu crois vraiment que je suis folle ?
— Non… Mais tu as besoin de soutien. Ce n’est pas normal de tout porter toute seule.
Elle finit par accepter. Quelques jours plus tard, elle commence une thérapie. Julien accepte enfin de prendre quelques jours de congé pour s’occuper du petit.
Petit à petit, Élodie reprend des couleurs. Elle recommence à sortir, timidement. Un jour, elle m’envoie un message :
« Merci d’être restée. Même quand j’étais invivable. »
Mais tout n’est pas réglé pour autant. Sa relation avec Julien reste tendue ; il ne comprend pas pourquoi elle a changé, pourquoi elle n’est plus « comme avant ». Sa mère lui reproche de ne pas être assez forte. Les voisins chuchotent sur son apparence négligée.
Un soir d’été, on s’assoit sur un banc devant la Garonne. Elle me confie :
— Tu sais Claire… Parfois j’ai l’impression que devenir mère c’est perdre tout le reste… On attend de nous qu’on soit parfaites : mères dévouées, épouses irréprochables, femmes séduisantes… Mais moi je n’y arrive pas.
Je lui prends la main.
— Personne n’y arrive vraiment… Mais on fait semblant.
On rit doucement, un rire triste mais sincère.
Aujourd’hui encore, notre amitié porte les cicatrices de cette période sombre. Mais elle est plus forte qu’avant. J’ai compris que la maternité peut être une prison dorée pour certaines femmes en France — surtout quand la société attend tout d’elles et leur offre si peu en retour.
Parfois je me demande : combien de femmes autour de nous vivent ce même enfer en silence ? Et combien d’amitiés se brisent parce qu’on ne sait pas comment aider ?