Le prix du nid : Quand nos enfants oublient nos valeurs
« Tu as encore acheté ce robot-cuiseur à 800 euros ? » Ma voix tremble, oscillant entre la colère et la lassitude. Thomas, mon fils unique, détourne le regard, gêné. Camille, sa femme, hausse les épaules avec un sourire crispé. « C’est pratique, maman. Et puis, on se fait plaisir… »
Je serre la mâchoire. Nous sommes samedi soir, réunis dans leur petit appartement de Créteil. Les murs sont couverts de cadres design, la cuisine déborde de gadgets dernier cri. Pourtant, chaque mois, ils se plaignent de ne pas pouvoir économiser pour acheter une maison. Mon mari, Gérard, reste silencieux, mais je sens sa tension à travers ses doigts crispés sur son verre.
« Vous savez, à votre âge, nous avions déjà mis de côté pour notre premier apport », lance-t-il d’une voix grave. Thomas soupire. « Mais papa, ce n’est plus pareil aujourd’hui ! Les prix ont explosé, et puis… on veut aussi profiter de la vie. »
Je me retiens de répondre trop sèchement. Profiter de la vie ? Est-ce vraiment profiter que de s’offrir chaque mois des vêtements de marque ou des week-ends à Deauville ? Je repense à nos années de galère, à la façon dont nous comptions chaque sou pour offrir à Thomas une enfance décente. Gérard travaillait à l’usine Renault, moi je faisais des ménages le soir. On ne sortait jamais au restaurant, on n’avait pas de vacances. Mais on a fini par acheter cette petite maison à Champigny-sur-Marne, celle où Thomas a grandi.
« Maman, tu ne comprends pas… Tout le monde fait comme ça maintenant », insiste Camille. Sa voix tremble un peu. Je la regarde : elle a grandi dans une famille aisée du 16ème arrondissement, elle n’a jamais connu la peur du découvert ou les fins de mois difficiles.
« Justement », dis-je doucement. « Ce n’est pas parce que tout le monde le fait que c’est bien. »
Un silence pesant s’installe. Thomas se lève brusquement et va s’enfermer dans la salle de bains. Camille baisse les yeux sur son téléphone. Gérard me lance un regard noir : « Tu ne peux pas t’empêcher… »
Je ravale mes larmes. Est-ce moi qui suis trop dure ? Ou bien sont-ils vraiment aveuglés par cette société qui pousse à consommer toujours plus ?
Le lendemain matin, je retrouve Thomas dans la cuisine, les yeux cernés. Il prépare du café avec leur machine italienne hors de prix.
« Maman… Je sais que tu veux notre bien », murmure-t-il. « Mais on n’a pas envie de vivre comme vous. On veut voyager, sortir… On ne veut pas se priver tout le temps juste pour une maison qu’on aura peut-être jamais. »
Je m’assois en face de lui. « Mais tu ne vois pas que vous tournez en rond ? Chaque mois vous dépensez tout ce que vous gagnez… Et après vous vous plaignez d’être coincés dans cet appartement trop petit ! »
Il hausse les épaules : « On verra plus tard… »
Plus tard… Ce mot me glace le sang. J’ai peur qu’il ne vienne jamais.
Les semaines passent et la tension s’installe entre nous. Gérard évite désormais d’aborder le sujet avec Thomas ; il préfère parler foot ou météo. Moi, je ne peux pas m’empêcher d’y penser chaque fois que je vois un nouveau gadget chez eux ou une story Instagram de leurs escapades.
Un soir d’automne, alors que je rentre des courses, je croise ma voisine Lucienne sur le palier.
« Alors Mireille, toujours pas de petits-enfants ? »
Je souris tristement : « Non… Ils disent qu’ils n’ont pas la place ni les moyens… »
Lucienne soupire : « C’est la jeunesse d’aujourd’hui… Ils veulent tout tout de suite, mais sans effort. »
Ses mots résonnent en moi comme un écho amer.
Quelques jours plus tard, Thomas m’appelle en pleurs : il vient d’apprendre que Camille a perdu son travail dans une start-up qui a fait faillite.
« On va devoir vendre des trucs… Peut-être même quitter l’appartement », sanglote-t-il.
Je sens mon cœur se serrer mais je ravale mon envie de dire « Je te l’avais dit ». Au lieu de cela, je lui propose de venir quelques jours chez nous.
Chez nous, il retrouve sa chambre d’enfant, les photos jaunies sur les murs et l’odeur rassurante du linge propre.
Un soir, alors que nous dînons tous ensemble, Gérard prend la parole : « Tu sais fiston… On n’a jamais voulu t’imposer notre façon de vivre. Mais parfois il faut savoir faire des sacrifices pour construire quelque chose qui dure. »
Thomas baisse la tête : « Je crois que j’ai compris maintenant… »
Camille hoche la tête en silence.
Les semaines suivantes sont difficiles pour eux mais aussi pour nous : il faut réapprendre à vivre ensemble, accepter les maladresses et les non-dits.
Petit à petit, Thomas et Camille changent leurs habitudes : ils vendent leurs objets superflus sur Le Bon Coin, apprennent à cuisiner simplement et redécouvrent le plaisir des promenades gratuites au parc.
Un soir d’hiver, alors que nous partageons une galette des rois autour de la table familiale, Thomas me prend la main : « Merci maman… Je crois qu’on avait juste besoin d’un peu de temps pour comprendre ce qui compte vraiment. »
Je souris à travers mes larmes.
Mais au fond de moi subsiste une question lancinante : est-ce vraiment possible aujourd’hui pour les jeunes de bâtir leur avenir comme nous l’avons fait ? Ou bien le monde a-t-il changé au point que nos valeurs ne soient plus adaptées ?
Et vous… pensez-vous qu’on peut encore transmettre ces valeurs à nos enfants sans les étouffer ?