Entre Deux Mondes : Le Poids de l’Absence

« Tu ne viens pas ce week-end non plus ? » La voix de maman tremble à travers le combiné, et je sens déjà la boule se former dans ma gorge. Je regarde l’horloge : 19h47. Je suis encore au bureau, les néons grésillent, et dehors, la pluie s’abat sur les quais du Rhône. J’inspire profondément, cherchant les mots justes. « Maman, je… J’ai eu une grosse semaine, tu sais. Je voulais venir, mais… »

Elle soupire. Ce soupir-là, je le connais par cœur. Il résonne comme un reproche silencieux, un mélange de tristesse et de résignation. Depuis que papa est parti il y a deux ans, elle vit seule dans la maison familiale à Saint-Étienne. Elle attend nos visites comme on attend le printemps après un hiver trop long.

Paul, mon frère aîné, a sa propre famille à Nantes. Trois enfants en bas âge, un boulot prenant. Il appelle maman tous les dimanches, mais il ne vient que pour Noël et parfois à Pâques. Claire, notre petite sœur, est en master à Bordeaux. Elle passe quand elle peut, mais c’est rare. Moi, je suis à Lyon, à une heure de train à peine, mais je me noie dans le travail et les sorties entre amis pour oublier la solitude qui me rattrape parfois.

« Tu sais Camille, la maison est bien vide sans vous… »

Je ferme les yeux. Je l’imagine assise dans le salon, la télévision allumée sans le son, le regard perdu sur les photos de famille accrochées au mur. Je me revois enfant, courant dans le jardin avec Paul et Claire pendant que maman préparait le goûter. Tout semblait plus simple alors.

« Je sais maman… Mais tu pourrais sortir un peu, voir les voisines, aller au club de lecture… »

Elle rit doucement, un rire triste. « Ce n’est pas pareil. Vous me manquez. »

Je raccroche en promettant de venir « bientôt ». Mais ce bientôt s’étire comme un élastique qui menace de casser. La culpabilité me ronge. Au bureau, je n’arrive plus à me concentrer. Le soir, je repense à ses mots, à sa solitude.

Un samedi matin, alors que je m’apprête à partir faire les courses, Paul m’appelle.

« Tu as eu maman au téléphone ? Elle m’a encore dit qu’on ne venait jamais… »

Je soupire. « Oui… Je ne sais plus quoi lui dire. J’ai l’impression d’être une mauvaise fille. »

Paul hésite. « On fait ce qu’on peut. Mais elle ne comprend pas qu’on a nos vies maintenant… »

« Et si on organisait un appel vidéo tous ensemble chaque semaine ? » propose-t-il.

L’idée me plaît. On en parle à Claire qui accepte tout de suite. Le dimanche suivant, on se retrouve tous les quatre sur l’écran. Maman sourit timidement au début puis s’anime en voyant ses enfants réunis, même virtuellement.

Mais très vite, elle recommence à insister pour qu’on vienne « en vrai ». « Ce n’est pas pareil », répète-t-elle.

Un soir d’automne, je décide de rentrer à Saint-Étienne sans prévenir. J’arrive devant la maison ; la lumière du salon filtre à travers les volets entrouverts. J’entre doucement. Maman est assise dans son fauteuil, un tricot sur les genoux.

« Camille ? »

Elle se lève d’un bond et me serre dans ses bras si fort que j’en ai les larmes aux yeux.

On passe la soirée à parler de tout et de rien. Elle me raconte ses souvenirs avec papa, ses inquiétudes pour Claire, ses espoirs pour Paul et moi.

« Tu sais maman… Je culpabilise beaucoup de ne pas être là plus souvent. Mais ma vie est ici maintenant… Et ça ne veut pas dire que je t’aime moins. »

Elle me regarde longuement avant de répondre : « Je sais… Mais c’est dur d’être seule après tant d’années entourée de vous tous. »

Je comprends alors que ce n’est pas seulement notre absence qui la fait souffrir, mais le vide laissé par une vie qui change trop vite.

Les semaines passent. On maintient nos appels vidéo, on s’organise pour venir chacun notre tour au moins une fois par mois. Maman s’inscrit finalement au club de lecture du quartier et se fait une amie, Monique.

Mais parfois encore, elle laisse échapper un soupir quand on raccroche ou quand on part trop vite après une visite.

Aujourd’hui, alors que je prends le train pour rentrer à Lyon après un week-end chez elle, je me demande : Est-ce qu’on peut vraiment combler l’absence ? Comment dire à ceux qu’on aime que nos vies avancent sans qu’ils se sentent abandonnés ? Est-ce que vous aussi vous ressentez cette culpabilité mêlée d’amour ?