Entre Deux Feux : Ma Vie avec Deux Belles-Mères

« Tu ne peux pas continuer comme ça, Camille ! » La voix de Françoise résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains, tentant de masquer le tremblement de mes doigts. Ma fille aînée, Chloé, est dans sa chambre, casque vissé sur les oreilles, tandis que la petite, Lucie, joue dans le salon sous l’œil attentif de sa grand-mère paternelle.

Françoise, la mère de Paul, le père de Chloé, n’a jamais accepté que notre histoire se soit terminée. Pour elle, je suis la responsable de l’échec, la femme qui a brisé la famille. Elle ne manque jamais une occasion de me le rappeler, même après toutes ces années. « Tu devrais penser à Chloé avant de t’enticher d’un autre homme », m’avait-elle lancé le jour où elle avait appris ma grossesse de Lucie, dont le père, Antoine, n’est plus dans le décor depuis longtemps.

Mais ce matin, c’est différent. Françoise n’est pas seule. Elle est venue avec Monique, la mère d’Antoine. Les deux femmes, que tout oppose, se sont trouvées un terrain d’entente : moi. Je les regarde, assises côte à côte, unies dans leur inquiétude, ou peut-être dans leur jugement. Monique, plus discrète, me lance un regard compatissant. « Camille, tu sais que je veux juste le bien de Lucie. Mais tu dois admettre que ce n’est pas facile pour elle non plus. »

Je me sens prise au piège, comme une enfant prise en faute. Les mots me manquent. Je voudrais leur crier que je fais de mon mieux, que je me bats chaque jour pour offrir à mes filles une vie stable, malgré l’absence de leurs pères, malgré les regards lourds de reproches à la sortie de l’école, malgré les factures qui s’accumulent sur la table du salon.

Mais je me tais. Je me contente de hocher la tête, de sourire faiblement, de servir du café. C’est plus simple ainsi. J’ai appris à encaisser, à ne pas répondre, à laisser couler. Pourtant, chaque remarque, chaque soupir, chaque silence me ronge un peu plus.

Le soir, quand la maison s’apaise, je m’effondre sur le canapé. Chloé vient s’asseoir près de moi. Elle a quinze ans, l’âge des tempêtes. « Maman, pourquoi tu laisses Mamie Françoise te parler comme ça ? » Sa question me transperce. Je voudrais lui expliquer que la famille, c’est compliqué, que parfois il faut faire des compromis, que le silence est une forme de résistance. Mais je n’ai pas la force. Je me contente de la serrer contre moi, de respirer son odeur d’adolescente, de me rappeler pourquoi je me bats.

Les semaines passent, rythmées par les visites des deux belles-mères. Chacune a ses méthodes, ses conseils, ses critiques. Françoise veut que Chloé prenne des cours de piano, Monique insiste pour que Lucie fasse du judo. Elles s’invitent à tour de rôle, parfois ensemble, rarement sans friction. Un dimanche, alors que je prépare le déjeuner, une dispute éclate dans le salon.

« Chloé n’a pas besoin de judo, elle a besoin de discipline ! » s’exclame Françoise.

« Et Lucie n’est pas obligée de faire du piano si elle n’aime pas ça ! » rétorque Monique.

Je sens la colère monter. Je pose la casserole, essuie mes mains sur un torchon, et entre dans la pièce. « Ça suffit ! » Ma voix tremble, mais je ne recule pas. « Ce sont MES filles. Je vous remercie pour votre aide, mais c’est à moi de décider ce qui est bon pour elles. »

Un silence glacé s’abat. Les deux femmes se regardent, surprises. Je m’attends à une explosion, mais c’est Monique qui prend la parole. « Tu as raison, Camille. On oublie parfois que tu es leur mère. » Françoise, elle, se lève, prend son sac, et quitte la maison sans un mot.

Cette scène marque un tournant. Les visites se font plus rares, les critiques plus discrètes. Mais la tension persiste, tapie dans l’ombre. Je sens le regard des voisins, les murmures à la sortie de l’école. « Deux filles, deux pères, deux belles-mères… Elle n’a pas peur du qu’en-dira-t-on, celle-là ! »

Un soir, alors que je rentre du travail, je trouve Chloé en larmes sur son lit. Elle a reçu un message d’une camarade : « Ta mère, c’est la honte, tout le monde le sait. » Je m’assieds à côté d’elle, caresse ses cheveux. « Je suis désolée, ma chérie. »

Elle me regarde, les yeux rouges. « Pourquoi c’est si compliqué chez nous ? Pourquoi on n’est pas une famille normale ? »

Je n’ai pas de réponse. Je voudrais lui dire que la normalité n’existe pas, que chaque famille a ses failles, ses secrets, ses douleurs. Mais je me contente de la prendre dans mes bras, de lui promettre que tout ira bien, même si je n’en suis pas sûre.

Les années passent. Chloé passe son bac, Lucie entre au collège. Les relations avec les belles-mères se sont apaisées, mais rien n’est jamais simple. Parfois, lors des repas de famille, un mot de trop, un regard appuyé, et tout menace de s’effondrer à nouveau.

Aujourd’hui, alors que je regarde mes filles grandir, je me demande si j’ai fait les bons choix. Ai-je su les protéger ? Ai-je su leur transmettre la force de s’affirmer, malgré les jugements ?

Et vous, à ma place, auriez-vous fait différemment ? Peut-on vraiment composer avec deux belles-mères sans se perdre soi-même ?