Entre deux feux : le prix du choix
« Tu ne peux pas toujours compter sur moi, Claire. J’ai déjà élevé mes enfants, ce n’est plus mon rôle. »
La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, froide et tranchante comme un couperet. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un réconfort dans la chaleur du liquide. Dehors, la pluie martèle les vitres de notre appartement du 7ème arrondissement de Lyon. Les enfants dorment encore, mais je sais que dans une heure, il faudra les réveiller, les habiller, préparer le petit-déjeuner, les déposer à l’école… avant de courir à l’hôpital pour ma garde de douze heures.
Je suis infirmière depuis dix ans. J’ai choisi ce métier par vocation, par amour des autres. Mais depuis que Paul est parti – il n’a pas supporté la pression, ni les nuits blanches, ni les cris des enfants – je me bats seule. Ma mère habite à vingt minutes en tram. Elle est en bonne santé, retraitée depuis trois ans. Mais elle refuse de m’aider, arguant qu’elle a « donné » et qu’elle veut profiter de sa liberté retrouvée.
« Tu exagères, maman ! Je ne te demande pas de tout faire, juste de venir chercher les enfants deux soirs par semaine… »
Elle hausse les épaules, détourne le regard. « Je vais au club de lecture le mardi, au yoga le jeudi. Je ne veux pas m’enchaîner à nouveau à des horaires. »
Je ravale mes larmes. Je comprends son besoin d’indépendance, mais je me sens trahie. N’est-ce pas ça, la famille ? S’entraider quand tout s’écroule ?
Le matin file à toute allure. Léo refuse de mettre ses chaussures. Camille pleure parce qu’elle a perdu son doudou. Je crie, je culpabilise aussitôt. Sur le chemin de l’école, je croise Madame Dupuis, la voisine du rez-de-chaussée.
« Vous avez l’air fatiguée, Claire… Vous tenez le coup ? »
Je souris faiblement. « On fait comme on peut… »
À l’hôpital, je me jette dans le travail pour oublier. Mais la fatigue me rattrape. Je pense aux enfants qui m’attendent chez la nounou – une jeune étudiante qui fait ce qu’elle peut mais qui ne remplacera jamais une grand-mère.
Le soir venu, je rentre en courant sous la pluie battante. Léo a fait pipi au lit chez la nounou, Camille a refusé de manger. Je les serre contre moi en retenant mes sanglots.
Le week-end suivant, j’ose demander à ma mère si elle veut bien passer un après-midi avec nous au parc.
« Je suis désolée Claire, j’ai prévu une sortie avec mes amies. »
Je sens la colère monter. « Tu sais que j’ai besoin de toi ! Pourquoi tu refuses toujours ? »
Elle soupire : « Parce que j’ai donné toute ma vie pour toi et ton frère. J’ai droit à ma tranquillité maintenant. »
Je claque la porte en partant. Sur le chemin du retour, Camille me demande : « Pourquoi mamie ne veut jamais venir avec nous ? »
Je n’ai pas de réponse.
Les jours passent et se ressemblent : métro-boulot-dodo-enfants-pleurs-solitude. Je commence à envisager de réduire mon temps de travail, mais comment payer le loyer ? Les factures s’accumulent sur la table du salon.
Un soir, alors que je range la cuisine après avoir couché les enfants, je reçois un message de mon frère Julien : « Maman m’a dit que tu lui mets la pression pour garder tes enfants… Tu pourrais essayer de t’organiser autrement non ? »
Je m’effondre sur une chaise. Même lui ne comprend pas.
À l’hôpital, une collègue me confie : « Moi aussi ma mère refuse d’aider… On n’est pas les seules tu sais. »
Je réalise alors que ce n’est pas qu’une question personnelle : c’est toute une génération qui refuse d’être « mamie-nounou », qui revendique sa liberté après une vie de sacrifices. Mais alors, qui aide les mères seules comme moi ? L’État ? Les crèches sont saturées, les assistantes maternelles hors de prix.
Un dimanche matin, Léo tombe malade. Fièvre, toux… Impossible d’aller travailler. J’appelle mon chef pour prévenir : « Encore un arrêt ? » Il soupire.
Je me sens coupable d’être une mauvaise employée et une mauvaise mère à la fois.
Le soir venu, je regarde mes enfants dormir et je me demande : jusqu’où devrais-je aller pour tout concilier ? Faut-il sacrifier ma carrière ? Ma santé mentale ? Ou accepter que ma mère ne changera jamais ?
Parfois j’aimerais crier : « À quoi sert la famille si ce n’est pas pour s’entraider dans les moments difficiles ? »
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce égoïste d’attendre plus de sa propre mère ou faut-il apprendre à se débrouiller seule dans cette société qui nous pousse à bout ?