Économiser, oui… mais à quel prix ?

— Tu as vraiment acheté ce pain à la boulangerie ? Robert, tu sais bien que c’est moins cher au supermarché !

La voix d’Ella résonne dans la cuisine exiguë de notre appartement à Lyon. Je serre le sachet de pain dans mes mains, sentant la chaleur s’échapper de la croûte dorée. Un simple plaisir, un euro de plus, et pourtant…

— Ella, c’est du pain frais, de l’artisan ! On ne va pas se ruiner pour une baguette…

Elle soupire, les bras croisés, le regard dur. Depuis cinq ans que nous sommes mariés, cette scène se répète. Au début, j’admirais sa rigueur, sa capacité à gérer notre budget avec une précision chirurgicale. Mais aujourd’hui, chaque euro dépensé devient un sujet de discorde.

Je me souviens de nos débuts chez EDF, où nous nous sommes rencontrés. Ella était la collègue brillante, toujours tirée à quatre épingles, qui savait jongler entre les chiffres et les sourires. Elle m’a séduit par sa simplicité et son humour. Mais derrière cette façade se cachait une peur viscérale du manque.

— Tu ne comprends pas, Robert. On doit penser à l’avenir. Si on continue comme ça, on n’aura jamais assez pour acheter une maison ou…

Elle s’arrête net. Le mot « enfants » reste coincé dans sa gorge. Depuis deux ans, le sujet est tabou. Les médecins n’ont rien trouvé d’anormal, mais je sens que le stress et nos disputes n’aident pas.

— Ella, on vit comme des étudiants fauchés alors qu’on gagne bien notre vie ! Regarde autour de toi : nos amis sortent, voyagent… Nous, on compte les centimes pour tout !

Elle détourne les yeux. Je vois une larme briller furtivement avant qu’elle ne l’essuie d’un geste sec.

— Tu crois que ça me fait plaisir ? Tu crois que j’aime dire non à tout ?

Sa voix tremble. Je m’approche d’elle, mais elle recule.

— Tu ne sais pas ce que c’est d’avoir grandi avec rien, Robert. Chez moi, on coupait le chauffage en hiver pour économiser. Maman faisait les courses avec des tickets-resto et papa bricolait tout pour éviter d’acheter neuf. J’ai appris à avoir peur du lendemain.

Je reste silencieux. Je n’ai jamais manqué de rien enfant ; mes parents étaient profs, modestes mais sereins. Pour moi, économiser c’est bien… mais vivre aussi.

Le soir tombe sur la ville. Je regarde Ella préparer un dîner frugal : soupe maison et restes de la veille. Elle pèse chaque ingrédient comme si notre avenir en dépendait.

— On pourrait se faire plaisir ce week-end ? Aller au cinéma ?

Elle hésite, calcule mentalement.

— Si on prend des places à tarif réduit… et pas de pop-corn.

Je souris tristement. Même nos moments de détente sont soumis à la dictature du moindre coût.

Un samedi matin, je décide de prendre les devants. J’invite Ella à marcher sur les quais du Rhône. L’air est frais, les péniches tanguent doucement.

— Ella, tu ne trouves pas qu’on s’étouffe ? On ne vit plus…

Elle s’arrête, me regarde droit dans les yeux.

— Tu veux qu’on vive au-dessus de nos moyens ? Qu’on finisse comme mes parents, endettés jusqu’au cou ?

— Non… Je veux juste qu’on soit heureux. Qu’on arrête de se priver pour un futur hypothétique qui ne vient jamais.

Elle baisse la tête.

— J’ai peur, Robert. Peur que tout s’écroule si on relâche la pression.

Je prends sa main.

— On est deux maintenant. On peut affronter ça ensemble… Mais il faut trouver un équilibre.

Les semaines passent. J’essaie d’instaurer des « budgets plaisir » : un resto par mois, une sortie culturelle. Ella accepte difficilement mais fait des efforts. Pourtant, chaque dépense la rend nerveuse.

Un soir d’hiver, alors que je rentre tard du travail, je trouve Ella assise dans le noir, une lettre froissée entre les mains.

— C’est quoi ?

Elle me tend le papier : une invitation à l’anniversaire de sa sœur à Paris. Elle hésite à y aller à cause du prix du billet de train.

— Ella… C’est ta famille ! On trouvera une solution.

Elle éclate en sanglots.

— J’en peux plus de compter tout le temps… J’ai l’impression d’être prisonnière de mes peurs.

Je la serre contre moi. Pour la première fois depuis longtemps, elle se laisse aller.

Quelques mois plus tard, nous consultons un conseiller conjugal. Il nous aide à mettre des mots sur nos angoisses et à établir des règles claires : épargner oui, mais vivre aussi.

Petit à petit, Ella apprend à lâcher prise. Nous partons en week-end en Bretagne ; elle rit en mangeant une crêpe au bord de la mer sans regarder le prix sur la carte.

Notre couple retrouve un souffle nouveau. Nous n’avons toujours pas d’enfants, mais nous réapprenons à être heureux ensemble.

Parfois je me demande : combien de couples se déchirent pour des histoires d’argent ? Jusqu’où faut-il aller pour se sentir en sécurité sans perdre le goût de vivre ? Et vous… où mettez-vous la limite entre économie et bonheur ?