Deux ans sans nouvelles : le silence de ma fille me hante chaque jour

— Tu sais, Claire, tu devrais lui écrire. Juste une lettre, sans rien attendre en retour.

La voix douce de mon amie Monique résonne encore dans ma cuisine, alors que je regarde la fenêtre embuée par la pluie d’automne. J’ai 68 ans, bientôt 70, et cela fait deux ans que Juliette, ma fille unique, ne m’a pas donné signe de vie. Pas un appel, pas un texto, pas même une carte pour mon anniversaire. Le silence est devenu mon quotidien, un silence qui me ronge plus sûrement que n’importe quelle maladie.

Je me souviens encore du dernier jour où nous nous sommes vues. C’était à Paris, dans ce petit café du 14ème où nous avions nos habitudes. Elle avait ce regard fermé, les lèvres pincées. Je sentais la tempête gronder sous sa peau. « Maman, tu ne comprends jamais rien », avait-elle lâché, la voix tremblante. Je voulais la prendre dans mes bras, lui dire que tout pouvait s’arranger, mais elle s’est levée brusquement. « J’ai besoin de temps », a-t-elle dit avant de disparaître dans la foule.

Depuis ce jour, plus rien. J’ai tenté d’appeler, d’envoyer des messages. J’ai même écrit une longue lettre que je n’ai jamais postée. Peur d’envenimer les choses ? Peut-être. Peur d’admettre que j’avais ma part de responsabilité ? Sûrement.

Juliette a toujours été une enfant sensible. Son père nous a quittées quand elle avait dix ans. Je me suis battue pour tout gérer seule : le travail à la mairie de Tours, les devoirs du soir, les vacances qu’on passait chez ma sœur à La Rochelle parce que je n’avais pas les moyens d’aller plus loin. J’ai voulu être forte pour elle, mais peut-être ai-je été trop dure parfois. Trop exigeante. Trop inquiète.

Je revois encore cette scène, il y a trois ans, quand elle m’a annoncé qu’elle allait s’installer à Lyon avec son compagnon, Thomas. J’ai eu peur qu’elle s’éloigne trop, qu’elle m’oublie. J’ai dit des choses blessantes : « Tu vas finir comme ton père, à fuir tes responsabilités ! » Elle a pleuré ce soir-là. Je m’en veux encore.

Depuis qu’elle est partie, la maison est devenue trop grande pour moi. Les photos de Juliette enfant sont partout : sur la cheminée du salon, dans le couloir, même sur la porte du frigo. Parfois je m’assois devant l’album photo et je parle toute seule : « Tu te souviens de cette robe jaune que tu adorais ? » Mais personne ne répond.

Monique est la seule à qui j’ose me confier. Elle aussi connaît la solitude ; son fils vit au Canada et ne rentre qu’une fois tous les deux ans. Mais elle dit que c’est différent : ils s’appellent chaque semaine. Moi, j’attends un signe qui ne vient jamais.

Un soir de décembre, alors que Noël approche et que les rues s’illuminent, je décide d’aller au marché pour acheter quelques douceurs. Sur le chemin du retour, je croise Madame Lefèvre, ma voisine du troisième. Elle me lance : « Vous serez avec votre fille pour les fêtes ? » Je sens mes yeux piquer mais je souris faiblement : « Non, elle travaille beaucoup en ce moment… »

La vérité, c’est que je n’ose plus dire à personne que Juliette ne veut plus me voir. En France, on juge vite les mères seules : on pense qu’on a forcément raté quelque chose pour mériter ça. Mais qui peut comprendre ce qui se passe vraiment dans une famille ?

Un matin de janvier, je reçois une lettre recommandée. Mon cœur s’emballe : serait-ce Juliette ? Mais non… C’est une convocation du notaire pour régler la succession d’une vieille tante dont je n’avais plus de nouvelles depuis des années. Encore un rappel cruel du temps qui passe et des liens qui se délitent.

Je décide alors d’écrire à Juliette. Une vraie lettre cette fois-ci. Je prends mon plus beau papier à lettres et j’écris sans filtre :

« Ma chérie,
Je ne sais pas si tu liras ces mots mais il fallait que je te dise combien tu me manques. Je repense souvent à nos disputes et je comprends aujourd’hui que j’ai pu te blesser sans le vouloir. Je t’aime plus que tout au monde et j’aimerais tant te revoir avant mes 70 ans… »

Je relis la lettre vingt fois avant de la poster. Les jours passent et l’attente devient insupportable. Chaque bruit de boîte aux lettres me fait sursauter.

Un soir d’avril, alors que je prépare un gratin dauphinois — le plat préféré de Juliette — le téléphone sonne. Mon cœur manque un battement.

— Allô ?
— … Maman ?

Sa voix est hésitante mais bien là. Je retiens mes larmes.

— Juliette ! Mon Dieu…
— Je… J’ai reçu ta lettre. Je ne savais pas si je devais répondre…
— Tu as bien fait… Tu me manques tellement.

Un long silence s’installe.

— Je ne suis pas prête à tout oublier, maman… Mais peut-être qu’on pourrait se revoir ?

Je sens mon cœur exploser de joie et de peur à la fois.

— Quand tu veux… Je t’attendrai toujours.

Après cet appel, je reste longtemps assise dans la cuisine sombre. Rien n’est résolu mais une porte s’est entrouverte.

Aujourd’hui encore, je me demande : combien de familles vivent ce même silence en France ? Combien de mères attendent un signe qui ne vient jamais ? Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qui a été brisé ?