Deux ans de silence : Nora, ma fille, ne me parle plus

« Tu ne comprends donc jamais rien, maman ! »

La porte claque. Le silence retombe dans l’appartement, lourd, épais, presque suffocant. Je reste figée dans le couloir, la main encore tendue vers la poignée. C’était il y a deux ans. Depuis ce soir-là, Nora ne m’a plus jamais adressé la parole.

Je m’appelle Françoise. J’ai 56 ans, et je vis à Lyon, dans un appartement trop grand pour moi depuis que Nora est partie. Chaque matin, je me lève avec l’espoir absurde qu’un message de ma fille m’attende sur mon téléphone. Mais il n’y a que des notifications de la CAF ou de la mutuelle. Parfois, je tombe sur une photo d’elle sur Instagram : Nora sourit, sa petite Serenity dans les bras, Eric à ses côtés. Ils ont l’air heureux. Sans moi.

J’ai élevé Nora seule. Son père, Luc, est parti quand elle avait six ans. J’ai dû tout assumer : les factures, les devoirs, les angoisses nocturnes. J’ai toujours cru qu’il fallait être exigeante pour préparer son enfant à la vie. « La vie ne fait pas de cadeaux », répétait ma propre mère. Alors j’ai voulu que Nora soit forte, brillante, irréprochable.

Mais à quel prix ?

Je revois encore cette scène, deux ans plus tôt. Elle venait d’annoncer qu’elle était enceinte. J’ai cru bien faire en lui rappelant qu’elle n’avait pas fini ses études, que la vie serait dure sans diplôme. Elle s’est levée brusquement :

— Tu crois que je suis incapable de m’en sortir ? Tu veux toujours tout contrôler !

J’ai voulu la rassurer, mais mes mots sont sortis froids, tranchants :

— Je veux juste que tu ne gâches pas ta vie.

Elle a pleuré. Moi aussi, mais plus tard, seule dans ma chambre.

Depuis ce soir-là, plus rien. J’ai tenté de l’appeler, d’envoyer des messages : « Je t’aime », « Tu me manques », « Donne-moi de tes nouvelles ». Silence radio. Eric m’a répondu une fois : « Nora a besoin de temps. »

Le temps… Deux ans déjà.

Je croise parfois des voisines dans l’ascenseur qui me demandent des nouvelles de « la petite ». Je souris vaguement, je mens : « Elle va bien, elle est très occupée avec sa fille. » Mais au fond de moi, c’est un gouffre.

J’ai essayé d’en parler à ma sœur, Hélène. Elle m’a dit :

— Tu as toujours été trop dure avec elle. Tu ne lui laissais jamais le droit à l’erreur.

Je me suis défendue :

— Je voulais juste qu’elle ait une vie meilleure que la mienne !

Mais Hélène a haussé les épaules :

— Peut-être qu’elle voulait juste que tu l’aimes comme elle était.

Ces mots me hantent.

Parfois, je repense à toutes ces petites choses qui ont pu blesser Nora sans que je m’en rende compte : les remarques sur ses notes au lycée (« 14 ? Pourquoi pas 16 ? »), les critiques sur ses amis (« Tu devrais choisir des fréquentations plus sérieuses »), les disputes sur ses choix vestimentaires (« Ce n’est pas une tenue pour sortir ! »). Je croyais la protéger du monde ; je l’ai peut-être protégée de moi-même.

Un soir d’hiver, j’ai croisé Eric au marché. Il poussait Serenity dans sa poussette. Mon cœur s’est serré en voyant ma petite-fille que je ne connais pas vraiment.

— Eric… Comment va Nora ?

Il a hésité avant de répondre :

— Elle va… Elle avance. Mais elle souffre aussi.

J’ai voulu lui demander s’il pouvait lui transmettre un message de ma part. Mais j’ai vu dans ses yeux qu’il valait mieux attendre.

Les fêtes sont les pires moments. À Noël dernier, j’ai dressé la table pour trois, comme avant. J’ai préparé le gratin dauphinois préféré de Nora. Mais personne n’est venu. J’ai mangé seule devant la télévision en regardant un vieux film de Claude Sautet.

Je me suis inscrite à un atelier d’écriture à la médiathèque du quartier pour tromper la solitude. Là-bas, j’ai rencontré Mireille, une femme de mon âge qui ne voit plus non plus son fils depuis cinq ans. Nous avons parlé pendant des heures de nos regrets et de nos espoirs déçus.

Un jour, j’ai reçu une lettre manuscrite dans ma boîte aux lettres. Mon cœur s’est emballé en reconnaissant l’écriture de Nora. Mais ce n’était pas une lettre de réconciliation :

« Maman,
Je sais que tu t’inquiètes pour moi et pour Serenity. Je vais bien. Mais j’ai besoin de distance pour me reconstruire et comprendre qui je suis sans ton regard sur moi. Peut-être qu’un jour nous pourrons parler calmement. Pour l’instant, laisse-moi respirer.
Nora »

J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps ce soir-là. Mais j’ai compris que je devais respecter son choix.

Aujourd’hui encore, chaque matin en ouvrant mes volets sur la ville grise et bruyante, je me demande si j’aurais pu faire autrement. Si j’avais su dire « je t’aime » sans condition, si j’avais su écouter au lieu de juger… Peut-être que Nora serait encore là.

Je vis avec ce vide immense et cette question qui me ronge : comment réparer ce qui a été brisé ? Est-ce que l’amour d’une mère suffit à tout pardonner ? Ou faut-il apprendre à aimer autrement ?

Et vous… avez-vous déjà perdu quelqu’un à cause de votre fierté ou de vos principes ? Comment avez-vous retrouvé le chemin du dialogue ?