Chaque jour, recommencer pour Pierre : Quand cela s’arrêtera-t-il ?

« Tu n’as pas encore commencé le dîner ? » La voix de Pierre résonne dans le couloir, sèche, tranchante comme un couteau sur une planche à découper. Je sursaute, la casserole d’eau à peine posée sur le feu. Il est 19h12, j’ai couru depuis la sortie du bureau, j’ai traversé la ville sous la pluie battante, les bras chargés de sacs de courses. Mon manteau goutte encore sur le carrelage de la cuisine.

« Je viens juste d’arriver… » Ma voix se brise, minuscule face à sa silhouette imposante dans l’encadrement de la porte. Il soupire, lève les yeux au ciel. « Tu sais que je n’aime pas manger tard. Et surtout pas réchauffer ce qu’on a mangé hier. »

C’est toujours la même rengaine. Depuis dix ans, chaque jour ressemble au précédent : lever avant l’aube pour préparer un petit-déjeuner frais – tartines grillées, œufs brouillés, jus d’orange pressé – puis la course contre la montre pour arriver à l’heure au cabinet d’assurance où je travaille. Toute la journée, je pense déjà au dîner du soir : qu’est-ce que je vais bien pouvoir cuisiner qui soit nouveau, savoureux, et surtout… jamais réchauffé ?

Ma mère, Jacqueline, me répète souvent : « Suzanne, tu t’épuises pour rien. À notre époque, on faisait avec ce qu’on avait ! » Mais Pierre n’est pas comme mon père. Lui, il veut du frais, du fait-maison, chaque jour. Les restes ? « C’est pour les gens qui ne respectent pas la table », dit-il. Et moi, dans tout ça ?

Un soir, alors que je coupe des carottes en silence, ma fille Camille entre dans la cuisine. Elle a quinze ans et l’insolence douce de ceux qui voient tout sans rien dire. « Maman… pourquoi tu fais tout ça ? Papa pourrait cuisiner aussi, non ? » Je sens mes mains trembler sur le couteau. Je souris faiblement : « Il travaille beaucoup… » Mais au fond de moi, une colère sourde gronde.

La vérité, c’est que Pierre rentre souvent avant moi. Il s’installe devant les infos ou va courir au parc Monceau. Jamais il ne propose de préparer le repas ou même de mettre la table. C’est comme si la cuisine était mon territoire exclusif – mais un territoire dont je ne veux plus.

Un samedi matin, alors que je prépare des crêpes pour toute la famille – Pierre aime les siennes bien dorées, Camille préfère les siennes fines et sucrées – ma belle-mère Monique débarque sans prévenir. Elle pose son sac sur la chaise et me lance : « Tu es chanceuse d’avoir un mari qui aime bien manger ! À mon époque, on rêvait d’un homme comme Pierre… »

Je serre les dents. Chanceuse ? Est-ce une chance de se sentir invisible ? De n’exister que par ce que l’on pose sur la table ?

Le soir même, j’ose enfin aborder le sujet avec Pierre. Il est assis dans le salon, son téléphone à la main.

— Pierre… Tu sais, je suis fatiguée. J’aimerais qu’on partage un peu plus les tâches à la maison.

Il ne relève même pas les yeux.

— Tu veux qu’on commande des pizzas ?

Je sens mes yeux brûler. Ce n’est pas ce que je veux dire. Je veux qu’il comprenne que je ne suis pas une machine à cuisiner, que j’ai aussi besoin de temps pour moi, pour lire un livre ou simplement ne rien faire.

Les jours passent et rien ne change. Je deviens irritable avec Camille ; elle me reproche de ne jamais être disponible pour elle. Au travail, mes collègues me trouvent distraite. Un matin, mon patron me convoque : « Suzanne, tu sembles ailleurs ces derniers temps… »

Je rentre chez moi ce soir-là et trouve Pierre en train de râler parce que le dîner n’est pas prêt. Quelque chose casse en moi.

— Pierre ! criai-je soudain. Tu ne vois donc pas que je suis épuisée ? Que je n’en peux plus de cette routine ?

Il me regarde enfin, surpris par ma colère.

— Mais tu as toujours fait ça…

— Justement ! Ce n’est pas parce que j’ai toujours fait ça que je dois continuer !

Le silence tombe dans l’appartement. Camille sort de sa chambre et nous regarde tour à tour.

— Papa… Tu pourrais cuisiner ce soir ?

Pierre hésite puis hausse les épaules.

— Je ne sais pas faire…

Je ris nerveusement.

— Tu peux apprendre ! Moi aussi j’ai appris.

Ce soir-là, pour la première fois depuis des années, nous commandons des plats à emporter. Je m’assois avec Camille devant un film pendant que Pierre râle sur le prix du traiteur.

Le lendemain matin, je laisse exprès traîner le petit-déjeuner. Pierre descend dans la cuisine et me regarde d’un air perdu.

— Il n’y a rien à manger ?

— Non. Aujourd’hui c’est toi qui t’en occupes.

Il grogne mais finit par sortir une poêle et casser quelques œufs. Ce n’est pas parfait mais c’est un début.

Petit à petit, j’apprends à lâcher prise. À accepter que tout ne soit pas toujours impeccable. À dire non quand il le faut.

Parfois je me demande : combien de femmes en France vivent encore dans cette prison invisible du quotidien ? Combien d’entre nous s’effacent derrière des casseroles et des tabliers sans jamais oser réclamer leur part de liberté ?

Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour préserver l’équilibre familial ? Est-ce vraiment cela, aimer ?