« Ce n’est pas mon enfant, c’est le tien » : Le cri silencieux d’une mère oubliée

— Tu peux t’en occuper, s’il te plaît ? J’ai une réunion Zoom dans dix minutes.

La voix de Julien résonne dans le salon, sèche, presque agacée. Je serre un peu plus fort Paul contre moi. Il pleure depuis une heure. J’ai tout essayé : la tétée, la berceuse, la promenade dans l’appartement. Rien n’y fait. Mes bras tremblent de fatigue, mes yeux piquent. Je regarde Julien, assis devant son ordinateur, casque sur les oreilles. Il ne me regarde même pas.

Je me souviens du jour où j’ai appris que j’étais enceinte. On était au marché de la place Sainte-Anne, il faisait beau. Julien m’a prise dans ses bras, il a ri, il a dit : « On va être une vraie famille, tu verras. » J’y ai cru. J’ai tout fait pour que ce rêve devienne réalité. J’ai arrêté de travailler plus tôt que prévu à cause des nausées, j’ai décoré la chambre de Paul toute seule, j’ai même appris à coudre des petits vêtements. Julien disait qu’il était fatigué par son boulot, qu’il m’aiderait plus tard.

Plus tard n’est jamais venu.

Après l’accouchement, tout a changé. Je me suis retrouvée seule avec ce petit être qui dépendait entièrement de moi. Julien rentrait tard, prétextant des dossiers urgents. Quand il était là, il passait plus de temps sur son téléphone qu’avec nous. La nuit, quand Paul pleurait, il ne se réveillait même pas. Un matin, je l’ai trouvé en train d’envoyer un message à sa mère : « Maman, tu pourrais venir aider Camille avec le bébé ? Elle galère un peu… »

J’ai eu honte. Honte d’être celle qui « galère », honte de ne pas être à la hauteur. Sa mère est arrivée deux jours plus tard avec des sacs de courses et des conseils à n’en plus finir : « Tu devrais le laisser pleurer un peu… Tu le portes trop… Tu n’as pas encore retrouvé ta ligne ? » Je me suis sentie étrangère dans ma propre maison.

Un soir, alors que je tentais de calmer Paul pour la énième fois, j’ai craqué. J’ai fondu en larmes devant Julien.

— J’en peux plus… J’ai besoin que tu m’aides…

Il a soupiré, exaspéré :

— Mais tu es en congé maternité, non ? Moi je travaille toute la journée. C’est normal que tu t’occupes du petit.

J’ai voulu hurler. Congé maternité… Quel mot absurde. Ce n’est pas des vacances ! C’est une tempête qui ne s’arrête jamais.

J’ai appelé mon amie Sophie. Elle a écouté en silence puis a lâché :

— Tu sais Camille… Peut-être que tu lui en demandes trop. Les hommes ne sont pas faits pour ça.

J’ai raccroché sans répondre. Je me suis sentie trahie. Même elle ne comprenait pas.

Les jours ont passé, tous identiques. Paul grandissait, moi je rétrécissais. Je n’avais plus envie de sortir, plus envie de parler à personne. Ma belle-mère venait de plus en plus souvent, s’installait dans ma cuisine, décidait de tout à ma place. Un matin, elle a dit devant Julien :

— Tu vois bien qu’elle n’y arrive pas toute seule…

Julien n’a rien dit. Il a haussé les épaules.

Un soir d’orage, alors que Paul dormait enfin, j’ai pris mon manteau et je suis sortie marcher sous la pluie. J’avais besoin de respirer, de sentir autre chose que le lait caillé et les couches sales. Sur les quais de la Garonne, j’ai croisé une autre jeune maman avec sa poussette. Nos regards se sont croisés un instant : épuisement, solitude, peur.

Je me suis assise sur un banc et j’ai pleuré toutes les larmes que j’avais retenues depuis des semaines.

Le lendemain matin, j’ai pris une décision. J’ai dit à Julien :

— Je vais voir une psychologue. J’ai besoin d’aide.

Il a haussé un sourcil :

— Tu fais ce que tu veux… Mais essaie de ne pas trop dramatiser devant Paul.

Chez la psychologue, j’ai tout déballé : la fatigue, la colère, la honte, la sensation d’être invisible dans ma propre vie. Elle m’a regardée avec bienveillance et m’a dit doucement :

— Vous n’êtes pas seule Camille. Beaucoup de femmes vivent ça en silence.

Je suis rentrée chez moi un peu plus légère mais aussi révoltée. Pourquoi devrions-nous tout porter seules ? Pourquoi est-ce normal qu’un père délègue à sa mère ou à sa femme ce qui devrait être aussi sa responsabilité ?

Un soir, alors que je donnais le bain à Paul, Julien est entré dans la salle de bain avec son téléphone à la main.

— Maman propose de venir samedi pour t’aider à ranger l’appartement.

J’ai posé Paul dans sa serviette et j’ai regardé Julien droit dans les yeux :

— Ce dont j’ai besoin ce n’est pas de ta mère… C’est de toi.

Il m’a regardée comme si je parlais une langue étrangère.

Aujourd’hui encore je me bats pour exister dans cette famille que j’ai rêvée mais qui me laisse sur le seuil. Parfois je me demande : combien sommes-nous à vivre ça derrière nos volets fermés ? À quel moment avons-nous accepté que l’amour rime avec sacrifice et silence ?

Et vous… Jusqu’où iriez-vous pour ne pas déranger ceux que vous aimez ?