À 75 ans, seule dans mon appartement : ma fille a sa vie, et moi la mienne
— Maman, je ne peux plus continuer comme ça. J’ai ma propre famille à gérer, tu comprends ?
La voix de Julie résonne encore dans mon petit salon, entre les murs tapissés de photos jaunies. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Il est à peine dix heures du matin, mais déjà, la journée me semble lourde comme un hiver sans fin.
Je regarde par la fenêtre : la rue de Belleville s’anime doucement, les passants pressés, les enfants qui rient en allant à l’école. Moi, je reste là, assise sur mon vieux fauteuil, à attendre… quoi ? Un appel, une visite, un signe que je compte encore pour quelqu’un.
Julie était tout pour moi. Après le départ brutal de François, son père, j’ai tout sacrifié pour elle. J’ai travaillé comme infirmière de nuit à l’hôpital Saint-Louis, dormant à peine, économisant sou après sou pour qu’elle ne manque de rien. Les anniversaires où je rentrais trop tard, les Noëls où je m’endormais sur le canapé… Tout ça pour qu’elle ait une vie meilleure.
Et elle l’a eue. Julie est devenue avocate, elle a épousé un homme gentil — Laurent — et ils ont deux enfants adorables. Mais depuis quelques années, j’ai senti la distance s’installer. Les visites se sont espacées. Les appels sont devenus plus brefs. Toujours un rendez-vous, une réunion, un enfant malade.
Hier soir encore, j’ai préparé une tarte aux pommes comme elle les aimait petite. J’espérais qu’elle passerait après le travail. Mais à 20h30, un message : « Désolée Maman, trop fatiguée ce soir. On se voit dimanche ? »
Ce matin, elle est venue. Je voyais déjà à son visage fermé que quelque chose n’allait pas.
— Maman, il faut qu’on parle.
J’ai senti mon cœur se serrer. Elle s’est assise en face de moi, a pris mes mains dans les siennes.
— Je t’aime tu sais… Mais je ne peux plus venir tous les jours. Entre le boulot, les enfants, Laurent qui fait des heures sup’, je n’y arrive plus. Je culpabilise tout le temps…
J’ai voulu protester, lui dire que je n’attends rien d’elle. Mais c’est faux. J’attends tout d’elle. Elle est mon unique famille.
— Tu pourrais demander à une aide à domicile ? Ou aller au club des seniors du quartier ?
Je me suis sentie humiliée. Comme si j’étais déjà morte pour elle.
— Tu veux que je disparaisse ?
Elle a baissé les yeux.
— Non Maman… Je veux juste que tu sois heureuse sans dépendre de moi.
Je n’ai pas su quoi répondre. Après son départ, j’ai erré dans l’appartement, touchant les objets du passé : le doudou de Julie, ses dessins d’enfant accrochés au frigo, la robe que j’avais cousue pour sa première communion.
Je me suis assise devant la télévision sans l’allumer. Le silence était assourdissant. J’ai pensé à appeler ma sœur Hélène à Lyon, mais nous ne nous parlons plus depuis des années — une histoire d’héritage mal digérée après la mort de Maman.
J’ai essayé d’aller au club des seniors du quartier une fois. Ils jouaient au Scrabble et parlaient de leurs petits-enfants avec fierté. Je me suis sentie étrangère parmi eux. Moi, je n’ai que Julie.
Le soir venu, j’ai ouvert une bouteille de vin — mauvaise idée avec mes médicaments — et j’ai relu les lettres que Julie m’écrivait quand elle était en colonie de vacances : « Maman tu me manques », « Je t’aime fort ». Où est passée cette petite fille ?
Le téléphone a sonné vers 22h. C’était Julie.
— Maman… Tu vas bien ?
Sa voix était inquiète.
— Oui oui… Je regardais la télé.
Mensonge éhonté.
— Tu sais… Je t’aime très fort.
J’ai senti les larmes monter.
— Moi aussi ma chérie…
Après avoir raccroché, je me suis surprise à parler toute seule :
— À quoi bon vivre si c’est pour être invisible ?
Le lendemain matin, j’ai décidé d’aller acheter du pain chez Monsieur Dupuis. Il m’a souri gentiment :
— Alors Madeleine, comment ça va aujourd’hui ?
J’ai haussé les épaules.
— Comme une vieille femme dont la fille n’a plus le temps…
Il a ri doucement :
— Vous savez, mes enfants aussi sont loin. On fait avec.
Sur le chemin du retour, j’ai croisé Madame Lefèvre du troisième étage. Elle m’a invitée à prendre le thé chez elle samedi prochain. Peut-être que je devrais accepter… Peut-être qu’il est temps d’apprendre à vivre autrement.
Mais chaque soir, quand la nuit tombe sur Paris et que les bruits de la ville s’estompent, je repense à Julie enfant qui courait dans l’appartement en riant. Et je me demande : est-ce que j’ai trop donné ? Est-ce qu’on peut aimer son enfant au point de s’oublier soi-même ?
Et vous… Est-ce que vous avez déjà eu peur d’être oublié par ceux que vous aimez le plus ?