À 62 ans, je divorce après 35 ans de mariage : la fin d’une vie à deux
— Tu ne comprends donc jamais rien, Françoise !
La voix de Gérard résonne encore dans le salon, entre la lumière tamisée du sapin et les aboiements impatients de Nougat, le chien de notre fille. C’est la Saint-Sylvestre, et comme chaque année depuis que nos enfants sont grands, ils nous confient leur chien pour aller fêter le Nouvel An entre amis. D’habitude, cette soirée me pèse un peu, mais je me console en pensant à la galette des Rois et aux retrouvailles du lendemain. Cette année, pourtant, tout est différent.
Gérard s’agite dans l’entrée, enfilant son manteau avec des gestes brusques. Il a ce regard sombre qu’il n’avait plus eu depuis des années. « Je vais au cimetière », lâche-t-il sans me regarder. Je reste figée, la main sur la laisse de Nougat. « À cette heure-ci ? Il fait nuit, Gérard… »
Il claque la porte sans répondre. Je me retrouve seule avec le chien, le silence et mes pensées qui tourbillonnent. Depuis quelques mois déjà, je sens que quelque chose s’est fissuré entre nous. Gérard est devenu irritable, distant. Il passe des heures devant la télévision ou à bricoler dans le garage. Moi, j’essaie de maintenir les traditions : les repas du dimanche, les anniversaires, les vacances à Arcachon. Mais tout semble lui peser.
Je repense à notre rencontre, en 1987, lors d’un bal populaire à Limoges. Il m’avait fait rire avec ses imitations de Coluche. Nous avions dansé toute la nuit. Nous avons eu deux enfants, Sophie et Julien. Nous avons traversé les tempêtes : le chômage de Gérard dans les années 90, la maladie de ma mère, les disputes pour des broutilles… Mais toujours, nous avions fini par nous retrouver.
Cette fois-ci, je sens que c’est différent. Gérard rentre tard du cimetière. Il ne dit rien. Je prépare deux tisanes, il refuse la sienne. Je tente une approche :
— Tu veux en parler ?
Il hausse les épaules.
— À quoi bon ? Tu ne comprends jamais rien.
Je me couche seule ce soir-là, le cœur serré.
Les jours suivants sont tendus. Gérard évite mon regard. Il sort plus souvent qu’avant. Un matin, il oublie même de rentrer déjeuner. Je l’appelle : il ne répond pas. Je commence à douter de moi-même. Ai-je fait quelque chose de mal ? Suis-je devenue invisible ?
Un samedi matin, alors que je range la chambre, je tombe sur une lettre ouverte sur sa table de chevet. C’est une demande de rendez-vous chez un avocat spécialisé en droit de la famille. Mon sang se glace.
Le soir même, je l’affronte :
— Gérard… Tu veux divorcer ?
Il ne nie pas. Il soupire longuement.
— Je n’en peux plus, Françoise. J’étouffe ici. Les enfants sont partis depuis longtemps… On tourne en rond tous les deux. J’ai besoin d’autre chose.
Je sens mes jambes fléchir. J’ai envie de hurler, de pleurer, mais je reste digne.
— Après tout ce qu’on a traversé ? Après trente-cinq ans ?
Il détourne les yeux.
— Justement… Trente-cinq ans… C’est peut-être trop.
Les semaines suivantes sont un calvaire. Les enfants sont abasourdis quand on leur annonce la nouvelle. Sophie pleure au téléphone :
— Mais pourquoi maintenant ? Vous aviez l’air si heureux !
Julien est plus en colère :
— Papa fait sa crise de la soixantaine ou quoi ?
Je tente de rassurer tout le monde, mais moi-même je ne comprends pas. Je me sens trahie, abandonnée au seuil de la retraite alors que j’imaginais des voyages ensemble, des petits-enfants à gâter…
La procédure s’enclenche. Nous partageons les souvenirs comme on partage des biens : la maison de campagne pour lui, l’appartement à Limoges pour moi. Les albums photos restent dans un carton au grenier ; aucun de nous n’a le courage d’y toucher.
Je découvre la solitude des femmes de mon âge dans les cafés du centre-ville : des regards fuyants, des conversations sur les rhumatismes et les petits-enfants qu’on ne voit pas assez souvent. Je me force à sortir, à aller au cinéma avec ma voisine Mireille qui a perdu son mari l’an dernier.
Un soir d’avril, alors que je rentre d’un cours d’aquagym pour « seniors dynamiques », je croise Gérard sur la place Denis-Dussoubs. Il marche bras dessus bras dessous avec une femme que je ne connais pas. Elle rit fort ; il a l’air heureux.
Je rentre chez moi en larmes. La jalousie me ronge mais aussi une forme d’envie : lui a su tourner la page… et moi ?
Les mois passent. Je commence une thérapie avec une psychologue du quartier. Elle m’aide à comprendre que je n’ai pas à porter seule le poids de cet échec. Que j’ai le droit d’exister autrement qu’en tant qu’épouse ou mère.
Petit à petit, j’apprends à vivre seule : je redécore l’appartement, j’adopte un chaton trouvé sur le marché du samedi matin. Je reprends contact avec des amies perdues de vue depuis longtemps.
Un dimanche matin, alors que je prends mon café sur le balcon en regardant les toits rouges de Limoges s’étendre sous le soleil printanier, je me surprends à sourire sans raison particulière.
Je repense à tout ce chemin parcouru depuis ce fameux réveillon où tout a basculé. J’ai mal encore parfois, mais je sens aussi une force nouvelle en moi.
Est-ce qu’on peut vraiment recommencer sa vie à 62 ans ? Est-ce que le bonheur existe encore après un divorce si tardif ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?