Derrière la Porte de la Salle 204 : Confessions d’une Professeure Épuisée
« Non, Madame, je vous jure, ce n’est pas moi qui ai lancé la gomme ! »
La voix de Lucas résonne encore dans ma tête. Il me regarde droit dans les yeux, ses mains tremblantes serrant son sac à dos. Derrière lui, ses camarades ricanent à demi-mot. Je sens la sueur froide couler le long de ma nuque. Je sais qu’il ment. Je l’ai vu du coin de l’œil, mais il nie, encore et encore, avec une telle conviction que je finis par douter de moi-même.
C’est le soir de la réunion parents-profs. Je m’assois derrière ma table, les bulletins alignés devant moi comme des boucliers dérisoires. La mère de Lucas entre, tailleur impeccable, parfum trop fort. Elle s’installe, croise les bras et me fixe :
— Alors, qu’est-ce qu’il a encore fait ?
Je prends une inspiration. Comment lui expliquer que son fils n’est pas l’ange qu’elle croit ? Que derrière son sourire timide se cache un meneur habile, capable de retourner toute la classe contre moi en un clin d’œil ?
— Lucas a du mal à se concentrer. Il perturbe souvent le cours…
Elle m’interrompt, sèche :
— Ce n’est pas possible. À la maison, il est adorable. Vous devez vous tromper.
Je sens la colère monter. Ce n’est pas la première fois que j’entends ces mots. Tous les parents pensent que leur enfant est exceptionnel, innocent, incapable de malveillance. Mais dans ma salle de classe, je vois autre chose : des enfants qui mentent pour éviter les punitions, qui manipulent pour obtenir ce qu’ils veulent, qui testent sans cesse les limites.
Après le départ de Lucas et sa mère, j’enchaîne les rendez-vous. Les histoires se ressemblent toutes : « Ma fille ne ment jamais », « Mon fils est victime », « Vous exagérez sûrement ». Je me sens seule face à un mur d’incompréhension.
Dans la salle des profs, on en parle souvent. Paul, prof d’histoire-géo depuis vingt ans, hausse les épaules :
— Les parents ne veulent pas voir la vérité. Ils préfèrent croire que c’est nous le problème.
Sophie, jeune prof de maths, soupire :
— J’ai eu une mère qui m’a menacée de porter plainte parce que j’avais donné une heure de colle à son fils !
On rit jaune. On partage nos anecdotes comme des soldats revenus du front. Mais au fond, on est tous fatigués.
Un jour, je surprends Inès en train de tricher pendant un contrôle. Je confisque sa feuille. Elle éclate en sanglots :
— Si mes parents apprennent que j’ai eu zéro, ils vont me punir !
Je comprends alors que le mensonge n’est pas seulement une question de défiance ou de rébellion. C’est aussi une question de peur. Peur de décevoir, peur d’être rejeté, peur de ne pas être à la hauteur des attentes parentales.
Le lendemain, je reçois un mail furieux du père d’Inès :
« Ma fille m’assure qu’elle n’a pas triché. Vous l’accusez à tort et vous la traumatisez ! »
Je relis le message plusieurs fois. J’hésite à répondre. À quoi bon ? Les parents ne veulent pas entendre la vérité sur leurs enfants. Ils préfèrent s’accrocher à l’image idéalisée qu’ils se sont construite.
Mais parfois, il y a des exceptions. Un soir, la mère d’Anaïs vient me voir après la réunion.
— Je sais qu’Anaïs n’est pas facile en ce moment… Elle nous ment beaucoup à la maison aussi. On ne sait plus quoi faire.
Sa voix tremble. Elle cherche mon regard comme on cherche une bouée au milieu d’une tempête.
— On fait tous des erreurs, dis-je doucement. L’important, c’est d’en parler ensemble.
Elle sourit faiblement. Pour une fois, je me sens moins seule.
Mais ces moments sont rares. La plupart du temps, je dois affronter seule les regards accusateurs, les mails agressifs, les menaces à peine voilées.
Un vendredi soir, alors que je range mes affaires dans la salle 204, mon téléphone vibre. Un message vocal de mon père :
« Claire, tu travailles trop… Tu devrais penser à toi aussi. »
Je m’assois sur une chaise vide et laisse couler mes larmes. Pourquoi ai-je choisi ce métier ? Pour transmettre ma passion de la littérature ? Pour aider les jeunes à grandir ? Ou parce que je croyais naïvement que l’école pouvait changer le monde ?
Je repense à mes propres années de collège. À ma mère qui me croyait toujours sur parole, même quand je mentais pour éviter une mauvaise note. À mon père qui disait toujours : « Les profs ont raison, écoute-les ». Aujourd’hui, tout a changé. Les parents défendent leurs enfants bec et ongles, refusent d’admettre leurs failles.
Un jour, lors d’un conseil de classe particulièrement tendu, le principal lance :
— On ne peut pas faire grand-chose si les parents refusent de collaborer.
Il a raison. L’école ne peut pas tout faire seule. Nous avons besoin des parents pour accompagner leurs enfants, pour leur apprendre l’honnêteté et le respect.
Mais comment leur faire comprendre que leurs enfants ne sont pas des saints ? Qu’ils mentent parfois par peur ou par facilité ? Que ce n’est pas grave tant qu’on peut en parler et avancer ensemble ?
Ce soir-là, je rentre chez moi épuisée mais déterminée. J’écris une lettre à tous les parents de ma classe :
« Chers parents,
Nous avons tous à cœur la réussite et l’épanouissement de vos enfants. Mais pour cela, il faut accepter qu’ils ne sont pas parfaits – et c’est normal ! Aidons-les à grandir ensemble, sans mensonges ni faux-semblants… »
Je ne sais pas si cette lettre changera quelque chose. Mais au moins, j’aurai essayé.
Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’accepter que nos enfants puissent nous tromper ? N’est-ce pas justement notre rôle d’adulte d’accompagner leurs erreurs pour qu’ils deviennent meilleurs ? Qu’en pensez-vous ?