Une nuit blanche et l’odeur du pot-au-feu : Confession d’une mère française
— Tu ne dors pas, maman ?
La voix de Paul, mon fils de seize ans, me surprend alors que je remue distraitement la marmite sur le feu. Il est deux heures du matin, la cuisine est baignée d’une lumière jaune et fatiguée, et l’odeur du pot-au-feu emplit l’appartement. Je me retourne, essuyant mes mains sur mon tablier, tentant de masquer la fatigue et l’agitation qui me rongent.
— Non, mon chéri. Je voulais que tu aies un bon repas demain, pour ton contrôle de maths.
Il me regarde, les yeux encore gonflés de sommeil, puis s’approche et pose sa tête sur mon épaule. Ce geste, si rare depuis qu’il est adolescent, me serre le cœur. Je sens la chaleur de son front, la fragilité de son enfance qui s’efface peu à peu. Il ne dit rien, mais je sais qu’il comprend. Il a tout vu, tout entendu, même si j’ai essayé de le protéger.
Quand il repart se coucher, je reste seule avec mes pensées. Le bouillon frémit, les carottes et les poireaux dansent doucement, mais en moi, c’est la tempête. Je revois la scène, encore et encore : Antoine, mon ex-mari, qui claque la porte, ses valises à la main, son regard fuyant. « Ce n’est pas toi, c’est moi », avait-il dit. Mais je savais. Je savais pour Camille, la collègue du bureau, les messages effacés, les absences de plus en plus longues. J’ai tout supporté, par amour, par peur, par faiblesse ?
Je me revois, il y a trois ans, assise à cette même table, les mains tremblantes autour d’une tasse de thé froid. Ma mère, Jacqueline, était venue de Bordeaux pour me soutenir. Elle avait cette façon de me regarder, mi-dure, mi-tendre :
— Tu dois penser à Paul. Il a besoin de stabilité. Tu ne peux pas t’effondrer.
Mais comment ne pas s’effondrer quand tout ce qu’on croyait solide s’écroule ? Quand on se retrouve seule à payer le loyer, à gérer les devoirs, les rendez-vous chez le dentiste, les crises d’adolescence ?
Je me souviens des disputes avec Antoine, de ses silences assassins. Un soir, alors que Paul dormait, j’ai osé lui demander :
— Tu m’aimes encore ?
Il a haussé les épaules. « Je ne sais pas. »
Cette phrase m’a transpercée plus que n’importe quelle insulte. Je me suis sentie invisible, transparente, comme si je n’existais plus que pour remplir le frigo et plier le linge.
La nuit avance, et je verse une louche de bouillon dans un bol. Je m’assieds, seule face à la fenêtre où la pluie tambourine doucement. Je pense à toutes ces femmes que je croise à l’école de Paul, qui sourient poliment mais dont je devine la fatigue derrière le maquillage. À Claire, ma voisine du dessus, qui élève ses deux filles depuis que son mari est parti avec une jeune étudiante. À Sophie, ma collègue de la mairie, qui jongle entre ses horaires et la maladie de sa mère.
Pourquoi sommes-nous si nombreuses à porter ce fardeau en silence ? Pourquoi la société attend-elle de nous que nous soyons fortes, dignes, infaillibles ?
Je repense à mon père, Henri, qui n’a jamais su dire « je t’aime » mais qui m’a appris à réparer un robinet et à ne jamais baisser les bras. Il aurait sans doute dit :
— La vie n’est pas juste, mais il faut avancer.
Mais avancer vers quoi ? Vers une nouvelle solitude ? Vers un espoir fragile ?
Paul a eu des moments difficiles. Il s’est renfermé, a eu des mauvaises notes. J’ai reçu des appels du collège : « Madame Lefèvre, Paul semble ailleurs en classe… » J’ai eu peur de l’avoir perdu aussi. Alors j’ai redoublé d’efforts : j’ai cuisiné ses plats préférés, je l’ai emmené voir des matchs de foot, j’ai essayé d’être deux parents à la fois. Mais parfois, la nuit, je m’effondrais dans la salle de bains pour qu’il ne m’entende pas pleurer.
Un jour, il m’a dit :
— Tu sais maman, je préfère qu’on soit que tous les deux que malheureux à trois.
Ses mots m’ont bouleversée. Peut-être ai-je sous-estimé sa force. Peut-être ai-je trop voulu le protéger de la vérité.
La porte du frigo claque. Paul est revenu chercher un yaourt. Il me lance un regard complice :
— Tu devrais dormir un peu…
Je souris faiblement. Il a raison. Mais comment dormir quand on porte le poids des regrets ?
Je pense à Antoine. Il m’a écrit il y a quelques semaines. Il voudrait revoir Paul. Il dit qu’il a changé. Dois-je lui accorder cette chance ? Ou protéger mon fils d’une nouvelle déception ?
La nuit touche à sa fin. Le pot-au-feu est prêt. Je regarde le jour se lever sur Paris, les toits gris perlés de pluie. Je me demande si un jour je pourrai pardonner. À Antoine. À moi-même.
Ai-je vraiment eu le choix ? Aurais-je pu aimer autrement, être une meilleure mère, une meilleure femme ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?