Un rein pour deux vies : Chronique d’un amour inattendu
« Tu vas mourir si tu n’acceptes pas la greffe, Camille. » La voix de ma mère tremblait, ses mains serraient les draps blancs de mon lit d’hôpital. Je détournais les yeux, fixant la lumière crue du néon qui bourdonnait au-dessus de moi. J’avais 32 ans, et mon corps me trahissait. L’insuffisance rénale avait tout emporté : mon travail à la médiathèque municipale de Lyon, mes sorties avec mes amis, jusqu’à mon sourire.
Les dialyses rythmaient mes semaines, chaque séance me vidait un peu plus. Mon père, silencieux, passait ses journées à remplir des dossiers pour la Sécurité sociale ou à chercher des donneurs potentiels dans la famille. Mais personne n’était compatible. Ma sœur, Lucie, sanglotait dans le couloir, se reprochant d’être en parfaite santé alors que je dépérissais.
Un matin de février, alors que la neige fondait sur les toits de l’hôpital Édouard-Herriot, le professeur Morel entra dans ma chambre avec un sourire inhabituel. « Camille, nous avons reçu une proposition… Un donneur vivant s’est manifesté. Il souhaite vous rencontrer. »
Je n’y croyais pas. Qui pouvait bien vouloir donner un rein à une inconnue ? Le lendemain, Gabriel est entré dans ma vie. Grand, brun, le regard doux mais déterminé. Il s’est assis près de mon lit et a simplement dit : « J’ai perdu ma sœur d’une maladie comme la vôtre. Si je peux vous aider à vivre, c’est comme si je la faisais revivre un peu. »
Ma mère a fondu en larmes. Moi, je suis restée muette, submergée par la gratitude et la peur. Et si ça ne marchait pas ? Et si je mourais quand même ?
Les semaines suivantes ont été un tourbillon d’examens médicaux et de rendez-vous avec les psychologues. Gabriel venait souvent me voir après son travail à la Poste. On parlait de tout : de ses souvenirs d’enfance à Annecy, de mes rêves avortés de devenir écrivaine, des films qu’on aimait. Peu à peu, il est devenu mon confident, mon pilier.
La veille de l’opération, il m’a prise par la main :
— Tu as peur ?
— Terriblement… Et toi ?
— Non. Je sais que c’est juste.
L’opération a eu lieu un matin d’avril. Je me suis réveillée dans une chambre baignée de lumière, le ventre douloureux mais le cœur léger : j’étais vivante. Gabriel aussi allait bien. Quand il est venu me voir, pâle mais souriant, j’ai éclaté en sanglots.
Après la greffe, nos liens se sont resserrés. Il venait chez moi pour m’aider à cuisiner ou simplement regarder des séries sur Arte. Ma famille l’a adopté comme un fils ; mon père lui offrait du vin du Beaujolais et ma mère lui tricotait des écharpes.
Mais tout n’était pas simple. Ma sœur Lucie supportait mal cette nouvelle proximité. Un soir, elle a explosé :
— Tu ne vois pas qu’il prend toute la place ? On dirait que tu oublies qu’on est ta famille !
— Lucie, il m’a sauvé la vie…
— Et nous alors ? On était là avant lui !
J’ai compris sa douleur : elle se sentait reléguée au second plan. J’ai tenté de rassurer tout le monde, mais la tension flottait dans l’air.
Avec Gabriel, notre amitié s’est muée en quelque chose de plus fort. Un soir d’été, alors que nous pique-niquions sur les quais du Rhône, il a murmuré :
— Je crois que je t’aime, Camille.
Je lui ai répondu sans réfléchir :
— Moi aussi.
Nous avons vécu quelques mois d’un bonheur fragile. Mais la réalité nous a vite rattrapés. Gabriel portait en lui une tristesse profonde ; il n’avait jamais fait le deuil de sa sœur. Parfois, il disparaissait pendant des jours sans donner de nouvelles. Je sentais qu’il s’éloignait.
Un soir d’automne, il est venu chez moi sous la pluie battante.
— Camille… Je ne peux plus continuer comme ça. J’ai cru que t’aider me guérirait… Mais je me sens vide.
— Tu veux partir ?
Il a hoché la tête, les yeux embués.
Il est parti le lendemain pour Annecy. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Ma famille a tenté de me consoler ; Lucie m’a serrée fort contre elle.
Aujourd’hui encore, chaque matin où je sens ce rein battre en moi, je pense à Gabriel. À ce qu’il m’a donné — la vie — et à ce qu’il a emporté avec lui — une part de mon cœur.
Est-ce qu’on peut vraiment tourner la page après avoir partagé quelque chose d’aussi vital ? Peut-on aimer sans se perdre soi-même ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?