Trois steaks hachés et une vérité : Quand l’amour devient un fardeau

— Isabelle, tu as encore oublié la moutarde.

La voix de Marc résonne dans la cuisine, sèche, tranchante comme un couteau. Je reste figée, la main sur la poignée du frigo, le cœur battant trop fort pour un détail aussi insignifiant. Mais ce n’est pas la moutarde qui me fait trembler. C’est tout ce qui se cache derrière cette remarque, tout ce que je n’ose plus dire depuis des années.

Les enfants sont déjà installés autour de la table. Camille, la plus jeune, joue avec sa fourchette. Antoine et Lucie se chamaillent à propos du dernier morceau de pain. Je pose les trois steaks hachés sur les assiettes, un pour chacun d’eux. Marc s’assoit sans un mot, attrape son couteau et commence à couper sa viande. Je sens son regard peser sur moi.

— Tu ne manges pas ?

Je secoue la tête. Je n’ai pas faim. Ou plutôt, j’ai trop de choses coincées dans la gorge pour avaler quoi que ce soit. Depuis combien de temps est-ce que je vis comme ça ? À marcher sur des œufs, à anticiper ses besoins, à effacer mes envies ?

Marc soupire bruyamment.

— Franchement, Isabelle, tu pourrais faire un effort. On dirait que tu fais exprès d’oublier ce que je te demande.

Je sens mes joues brûler. Les enfants lèvent les yeux vers moi, inquiets. Je voudrais leur sourire, leur dire que tout va bien, mais je n’en ai plus la force.

— Papa, laisse maman tranquille, murmure Camille.

Marc l’ignore. Il continue à manger, comme si rien ne s’était passé. Mais pour moi, tout a basculé. Ce déjeuner banal est devenu le point de rupture. Je me lève brusquement et quitte la pièce sous le regard médusé de ma famille.

Dans la chambre, je m’effondre sur le lit. Les larmes coulent sans bruit. Je repense à tout ce que j’ai sacrifié : mon travail d’infirmière que j’ai mis entre parenthèses pour élever les enfants, mes amis que j’ai peu à peu perdus de vue, mes rêves d’évasion qui se sont dissous dans la lessive et les courses du samedi matin.

Je me souviens du début avec Marc. Il était drôle, attentionné, passionné par son métier d’architecte. On riait beaucoup. On rêvait d’une grande maison à la campagne, d’un jardin plein de fleurs et d’enfants qui courent partout. Aujourd’hui, on a bien la maison et les enfants… mais où sont passés les rires ?

Le soir venu, Marc frappe à la porte.

— Isabelle ? Tu comptes bouder encore longtemps ?

Sa voix est moins dure, presque inquiète. Mais je n’ai pas envie de parler. Pas envie de faire semblant.

— J’ai besoin d’être seule, Marc.

Il reste silencieux un moment.

— Tu sais… c’est pas facile pour moi non plus. Le boulot me stresse, les enfants… J’aimerais juste que tu sois là pour moi.

Je me redresse sur le lit.

— Et moi ? Qui est là pour moi ?

Il ne répond pas. Je sens qu’il ne comprend pas vraiment ce que je veux dire. Peut-être qu’il ne comprendra jamais.

Les jours suivants, l’ambiance est tendue à la maison. Les enfants sentent que quelque chose cloche. Lucie me demande si on va divorcer. Je lui caresse les cheveux et lui dis que non, mais au fond de moi je n’en suis plus si sûre.

Un soir, je décide d’aller marcher seule dans le quartier. Les rues sont calmes, les lampadaires diffusent une lumière jaune sur les trottoirs déserts. Je pense à ma mère qui m’a toujours dit : « Une femme doit savoir s’effacer pour sa famille ». Est-ce vraiment ça, être une bonne mère ? S’oublier complètement ?

Je croise ma voisine, Sophie, qui promène son chien.

— Ça va Isabelle ? Tu as l’air fatiguée…

Je souris faiblement.

— Un peu… C’est compliqué en ce moment avec Marc.

Elle me regarde avec douceur.

— Tu sais, tu as le droit d’exister aussi pour toi-même. On n’est pas obligées de tout porter toutes seules.

Ses mots résonnent en moi toute la nuit. Le lendemain matin, je prends une décision : je vais reprendre mon travail à mi-temps à l’hôpital. J’en parle à Marc au petit-déjeuner.

— Tu veux retravailler ? Mais qui va s’occuper des enfants ?

— Ils sont grands maintenant. Et puis… j’ai besoin de retrouver qui je suis.

Il hausse les épaules, visiblement contrarié.

— Fais comme tu veux…

Pour la première fois depuis longtemps, je sens une étincelle d’espoir en moi. Je ne sais pas si mon couple survivra à ce changement. Mais je sais que je ne peux plus continuer à vivre en m’oubliant.

Quelques semaines plus tard, alors que je rentre d’une garde de nuit épuisante mais heureuse, Camille m’attend dans le salon avec un dessin : « Maman courageuse ». Je fonds en larmes en la serrant dans mes bras.

Ce jour-là, je comprends que ma valeur ne dépend pas du regard des autres ni des reproches de Marc. Elle vient de ce que je suis capable d’affronter pour moi-même et pour mes enfants.

Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour ne plus vous oublier ? Peut-on vraiment aimer sans se perdre soi-même ?