Trois battements, un seul cœur : le choix impossible d’Agnès
— Agnès, il faut prendre une décision. Si vous continuez comme ça, vous risquez de tous les perdre… ou d’y rester vous-même.
La voix du professeur Morel résonne encore dans ma tête, froide, implacable. Je serre la main de Paul si fort qu’il grimace. Dans la salle blanche de l’hôpital Édouard Herriot, je sens mon cœur battre trop vite, trop fort, comme s’il voulait s’échapper de ma poitrine. Trois vies grandissent en moi, trois petits miracles inattendus après des années d’attente et de traitements. Et voilà qu’on me demande d’en sacrifier un.
Paul détourne les yeux. Il n’a pas dormi depuis deux nuits. Sa voix tremble quand il murmure :
— Agnès… on doit penser à toi aussi. Tu es tout pour moi.
Je voudrais hurler, pleurer, mais je reste droite, fière. Je suis la fille de Simone, qui a élevé seule ses quatre enfants dans un HLM de la Croix-Rousse. J’ai appris à me battre. Mais là…
Le soir même, la famille débarque chez nous. Ma sœur Claire, toujours prompte à juger :
— Tu ne vas pas risquer ta vie pour une grossesse impossible ! Pense à ta fille Lucie !
Lucie, huit ans, me regarde avec ses grands yeux inquiets. Elle ne comprend pas tout, mais elle sent que quelque chose cloche. Je la serre contre moi. Mon père, silencieux depuis la mort de maman, pose une main lourde sur mon épaule :
— Tu es forte, ma fille. Mais parfois, il faut savoir lâcher prise.
Je ne dors plus. Les nuits sont longues, peuplées de cauchemars où j’entends trois cœurs battre en désordre. Au petit matin, Paul me trouve assise dans la cuisine, les yeux rougis.
— Tu as pris ta décision ?
Je hoche la tête.
— Je ne peux pas choisir entre mes enfants. Je les veux tous les trois… ou aucun.
Il s’effondre sur une chaise.
— Et si tu meurs ? Et si Lucie se retrouve sans mère ?
Je n’ai pas de réponse. Je me sens égoïste et héroïque à la fois. Le lendemain, je retourne à l’hôpital. Le professeur Morel soupire :
— Vous signez contre avis médical ?
Je signe. Mon cœur bat la chamade.
Les semaines passent dans l’angoisse et l’espoir. Chaque échographie est une victoire arrachée au destin. Paul s’éloigne peu à peu ; il ne supporte plus cette tension permanente. Un soir, il claque la porte après une dispute :
— Tu ne penses qu’à eux ! Et moi ? Et Lucie ?
Je m’effondre en larmes sur le carrelage froid. Lucie vient s’asseoir près de moi.
— Maman, tu vas mourir ?
Je mens.
— Non, ma chérie. On va s’en sortir.
À sept mois de grossesse, mon cœur flanche pour la première fois. Je me réveille branchée à des machines, le visage de Paul blême au-dessus de moi.
— Ils veulent t’opérer… ou déclencher l’accouchement tout de suite.
Je refuse encore. Je veux tenir jusqu’au bout. Les médecins me traitent comme une folle inconsciente ; certains infirmiers m’adressent des regards pleins de pitié ou d’agacement.
La presse locale s’empare de l’affaire : « Une Lyonnaise défie la médecine pour sauver ses triplés ». Des inconnus m’envoient des lettres de soutien ou d’insultes. Ma sœur ne me parle plus.
Le 14 mars, à 32 semaines, tout bascule. Douleurs atroces, sirènes du SAMU dans la nuit. Je crois que je vais mourir. Dans le bloc opératoire, je murmure :
— S’il vous plaît… sauvez-les.
Quand je me réveille, tout est flou. Paul pleure en tenant ma main.
— Ils sont vivants… Tous les trois ! Et toi aussi…
Je pleure à mon tour. Les bébés sont en couveuse mais stables : Éloïse, Camille et Jules. Mon cœur est fragile mais il bat encore.
Les semaines suivantes sont un mélange d’épuisement et de bonheur brut. Paul revient peu à peu vers moi ; Lucie découvre ses frères et sœurs avec émerveillement. Ma sœur finit par m’appeler :
— Tu es folle… mais tu es incroyable.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas si j’ai fait le bon choix. Mon cœur restera fragile toute ma vie ; chaque anniversaire des triplés est une victoire sur la peur et le doute.
Mais dites-moi… Auriez-vous eu ce courage ? Jusqu’où iriez-vous par amour pour vos enfants ?