Trente-six ans plus tard : le rendez-vous inattendu

— Madame Lefèvre ?

La voix sèche de la secrétaire médicale me tire de mes pensées. Je serre plus fort la pochette en plastique contenant mes analyses sanguines. La salle d’attente sent le désinfectant et la pluie, et chaque tic-tac de l’horloge me rappelle que je ne suis plus toute jeune. Je soupire, lasse, quand soudain, derrière moi, une chaise grince. Je me retourne, agacée… et mon cœur s’arrête.

C’est lui. Étienne.

Il n’a presque pas changé. Les cheveux sont plus gris, les rides plus marquées, mais ce regard bleu, ce sourire timide… Je me sens projetée trente-six ans en arrière, à l’été 1988, quand nous nous sommes quittés sur le quai de la gare de Tours. J’avais vingt ans, il partait à Paris pour ses études, moi je restais pour m’occuper de ma mère malade. On s’était promis de s’écrire. On ne l’a jamais fait.

Je détourne les yeux, bouleversée. Mon cœur bat trop vite. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ?

— Claire ?

Sa voix tremble. Il m’a reconnue. Je me lève brusquement, la pochette tombe à mes pieds.

— Étienne…

Un silence gênant s’installe. Les autres patients nous observent discrètement. Je ramasse mes papiers, les mains moites.

— Tu… tu vas bien ?

Je hoche la tête sans répondre. Comment résumer trente-six ans en une phrase ? Je pense à mon mari, à mes enfants, à mes petits-enfants. À tout ce que j’ai construit sans lui.

Il s’assied à côté de moi. Je sens son parfum discret, mélange de savon et de pluie.

— Je ne pensais pas te revoir un jour, murmure-t-il.

Moi non plus. Je me souviens de nos promenades sur les bords de Loire, des promesses murmurées sous les platanes du jardin public. Je me souviens surtout du jour où il est parti sans se retourner.

— Tu es venu pour toi ou pour quelqu’un d’autre ?

Il hésite.

— Pour moi. Quelques soucis de santé… Et toi ?

Je montre la pochette.

— Pareil. On vieillit.

Il sourit tristement.

— Tu as eu une belle vie ?

La question me transperce. Ai-je eu une belle vie ? J’ai aimé mon mari, mais jamais comme j’ai aimé Étienne. J’ai été heureuse, mais il y a toujours eu ce vide, ce regret silencieux.

— J’ai fait ce que j’ai pu.

Il baisse les yeux. Un silence lourd s’installe.

— Tu sais… J’ai souvent pensé à toi. J’ai même écrit des lettres que je n’ai jamais envoyées.

Je sens mes yeux brûler. Pourquoi me dire ça maintenant ?

— Pourquoi tu ne l’as pas fait ?

Il hausse les épaules.

— La vie… J’ai rencontré quelqu’un à Paris. On s’est mariés trop vite. Elle est partie il y a dix ans. Pas d’enfants.

Je sens la colère monter.

— Tu aurais pu essayer ! Moi aussi j’ai attendu… longtemps !

Il me regarde avec une tristesse infinie.

— Je sais. Je suis désolé.

La secrétaire appelle mon nom. Je me lève, chancelante.

— Claire Lefèvre !

Je me tourne vers lui une dernière fois.

— Peut-être qu’on aurait dû se battre un peu plus fort…

Il hoche la tête, les yeux brillants.

Dans le cabinet du médecin, je n’écoute qu’à moitié ses explications sur mon cholestérol et ma tension trop élevée. Ma tête est ailleurs, dans le passé, sur ce quai de gare où j’ai laissé partir l’amour de ma vie sans un mot de trop.

En sortant, Étienne m’attend dans le couloir.

— Tu veux prendre un café ?

J’hésite. Mon mari m’attend à la maison. Mais j’ai besoin de comprendre, de parler, d’exorciser ces fantômes qui me hantent depuis trop longtemps.

Nous marchons jusqu’au petit café en face du centre médical. Il commande deux expressos. Le serveur nous regarde avec curiosité : deux vieux amis qui se retrouvent ou deux amants brisés par le temps ?

— Tu regrettes ? demande-t-il soudain.

Je prends une gorgée brûlante pour masquer mon trouble.

— Parfois… Mais si on avait fait d’autres choix, on ne serait pas ceux qu’on est aujourd’hui.

Il sourit tristement.

— Tu crois qu’on peut encore réparer quelque chose ?

Je regarde ses mains tremblantes sur la tasse, ses yeux fatigués mais pleins d’espoir.

— Peut-être pas réparer… Mais on peut essayer d’être honnêtes avec nous-mêmes pour une fois.

Nous parlons longtemps : de nos vies ratées et réussies, des enfants que je lui montre en photo sur mon téléphone, des rêves abandonnés et des petits bonheurs du quotidien. Il me raconte sa solitude, ses regrets, sa peur de vieillir seul.

Quand je rentre chez moi ce soir-là, mon mari remarque tout de suite que quelque chose a changé.

— Ça va ? Tu es pâle…

Je souris faiblement.

— Oui… J’ai juste croisé un fantôme du passé.

Je m’endors en pensant à Étienne et à tout ce que je n’ai jamais osé dire à personne. Est-ce qu’on peut vraiment tourner la page après tant d’années ? Ou est-ce que certains amours sont faits pour rester inachevés ?

Et vous… si vous retrouviez votre premier amour après trente-six ans, oseriez-vous tout lui dire ?