« Toujours la confidente, jamais l’héroïne : le jour où j’ai dit non »
« Pas maintenant, Claire, on parle de choses sérieuses. »
La voix de Paul, mon mari, résonne encore dans la cuisine. J’étais venue lui dire que j’avais eu une journée difficile au travail – encore une fois, on m’a demandé de rester tard pour aider une collègue débordée. Mais il ne m’a même pas regardée. Il discutait avec son frère au téléphone, sûrement de politique ou de la maison de campagne. Je me suis figée, la main sur la porte du frigo, le cœur serré.
C’est toujours comme ça. Depuis des années, je suis celle qui écoute, qui console, qui rassure. Ma sœur Lucie m’appelle chaque fois qu’elle se dispute avec son mari. Ma mère débarque sans prévenir pour se plaindre de la solitude depuis la mort de papa. Même mes collègues me confient leurs peines de cœur ou leurs angoisses professionnelles. On me dit souvent : « Tu as un don pour apaiser les autres. » Mais personne ne se demande jamais si moi aussi, j’ai besoin d’être apaisée.
Je me souviens d’un soir d’hiver, il y a deux ans. Paul rentrait tard du travail, épuisé et nerveux. Je l’attendais avec un plat chaud et un sourire. Il s’est effondré sur le canapé et a commencé à parler de ses soucis au bureau. J’ai écouté sans broncher, j’ai posé des questions, j’ai proposé des solutions. Il m’a remerciée d’un baiser distrait sur le front avant de s’endormir devant la télé. Cette nuit-là, j’ai pleuré en silence dans la salle de bains.
Mais je n’ai rien dit. J’ai continué à être forte pour tout le monde.
Le temps a passé. Les enfants ont grandi et quitté la maison. Je me suis retrouvée seule avec Paul dans notre appartement à Lyon. Les silences entre nous sont devenus plus lourds, plus longs. Parfois, j’avais l’impression d’être un meuble de plus dans le salon – utile, mais invisible.
Un dimanche après-midi, alors que je préparais un gâteau pour l’anniversaire de ma mère, Lucie est arrivée en larmes. Son mari avait encore oublié leur anniversaire de mariage. Je l’ai prise dans mes bras, je lui ai préparé un thé, je l’ai écoutée pendant deux heures. Paul est passé dans la cuisine, a haussé les épaules et a marmonné : « Encore un drame… »
Ce soir-là, après le départ de Lucie, j’ai regardé mon reflet dans la fenêtre sombre. J’avais l’air fatiguée, vieille avant l’âge. Où étais-je passée ? Qui étais-je devenue ?
Quelques jours plus tard, au travail, ma collègue Sophie m’a demandé si je pouvais échanger mon week-end pour qu’elle puisse partir en amoureux avec son compagnon. J’ai accepté sans réfléchir – comme toujours. Mais en rentrant chez moi ce soir-là, j’ai senti une colère sourde monter en moi.
Pourquoi est-ce toujours moi qui dois tout sacrifier ? Pourquoi personne ne me demande jamais ce que je veux ?
Le lendemain matin, alors que Paul lisait son journal à table, je me suis assise en face de lui.
— Paul… Est-ce que tu pourrais m’écouter cinq minutes ?
Il a levé les yeux, surpris.
— Oui… Qu’est-ce qu’il y a ?
J’ai pris une grande inspiration.
— Je me sens seule. J’ai l’impression d’être transparente dans cette maison. J’écoute tout le monde, je console tout le monde… Mais moi, qui m’écoute ? Qui me console ?
Il a eu un petit rire gêné.
— Tu exagères… Tu sais bien qu’on t’aime tous.
— Ce n’est pas ça que je ressens.
Un silence pesant s’est installé. Il a replongé dans son journal.
Ce jour-là, j’ai compris que si je voulais changer les choses, il fallait que ça vienne de moi.
J’ai commencé à dire non. Non à Lucie quand elle voulait venir pleurer chez moi alors que j’étais épuisée. Non à Sophie pour les échanges de week-end. Non à ma mère quand elle voulait que je vienne passer la soirée chez elle alors que j’avais prévu un film toute seule.
Au début, ça a été difficile. On m’a traitée d’égoïste. Lucie m’a dit : « Tu as changé… Tu n’es plus la même Claire qu’avant. » Ma mère a boudé pendant une semaine.
Mais petit à petit, j’ai retrouvé un peu d’air. J’ai repris la peinture – une passion oubliée depuis des années. J’ai rejoint un club de lecture dans le quartier. J’ai même osé partir un week-end toute seule à Annecy pour marcher au bord du lac et respirer.
Paul m’a regardée différemment. Un soir, il m’a demandé :
— Tu vas où comme ça ?
— Au cinéma avec des amies.
Il n’a rien dit, mais j’ai vu dans ses yeux une pointe d’inquiétude… ou d’admiration ?
Aujourd’hui encore, il m’arrive de culpabiliser quand je dis non. Mais je sais que si je ne prends pas soin de moi, personne ne le fera à ma place.
Parfois je me demande : Combien sommes-nous en France à vivre dans l’ombre des autres ? À toujours donner sans jamais recevoir ? Est-ce vraiment cela qu’on attend des femmes – d’être fortes pour tout le monde sauf pour elles-mêmes ?