Sous le même ciel, un cœur égaré

— Tu comptes rentrer à quelle heure ce soir ?

La voix de ma mère résonne dans le couloir étroit de notre appartement à Nantes. Je serre la poignée de la porte, mon sac sur l’épaule, Élodie qui s’accroche à ma jupe. Je n’ai pas envie de répondre. Depuis que Marc est parti, tout est devenu pesant : les regards, les questions, les silences. Ma mère croit bien faire en s’occupant de nous, mais chaque mot me rappelle mon échec.

— Je ne sais pas, Maman. J’ai un entretien ce matin. Peut-être que je passerai chez Julie après.

Elle soupire, lève les yeux au ciel. Je sais ce qu’elle pense : que je devrais me concentrer sur ma fille, que je ne devrais pas chercher à fuir. Mais elle ignore tout du vide qui me ronge depuis le départ de Marc. Il y a deux ans, il a claqué la porte sans un mot d’explication, me laissant seule avec une enfant de trois ans et des dettes jusqu’au cou.

Dans la rue, la pluie fine colle mes cheveux à mon front. Élodie trottine à côté de moi, ses petites bottes roses éclaboussant les flaques. Je la regarde et je me demande comment elle vit tout ça. Elle ne parle presque plus de son père. Parfois, la nuit, je l’entends pleurer dans son sommeil.

C’est sur un forum de parents solos que j’ai rencontré Thomas. Il était différent des autres : drôle, attentionné, toujours prêt à écouter mes plaintes sans juger. Il m’a raconté sa vie à Lyon, son divorce difficile, sa fille qu’il ne voit qu’un week-end sur deux. Petit à petit, nos messages sont devenus plus intimes. J’ai commencé à rêver d’une autre vie.

Un soir, alors que la maison dormait, il m’a proposé de venir passer un week-end chez lui. J’ai hésité longtemps. Ma mère a crié au scandale :

— Tu vas traverser la France pour un homme que tu n’as jamais vu ? Et Élodie ?

Mais j’avais besoin d’y croire. Besoin de sentir que tout n’était pas fini pour moi.

Le train pour Lyon était bondé ce samedi-là. J’avais le cœur qui battait la chamade. Thomas m’attendait sur le quai, un bouquet de pivoines à la main. Il était plus petit que je l’imaginais, ses cheveux poivre et sel en bataille, mais son sourire m’a rassurée.

— Claire ?

J’ai hoché la tête, incapable de parler. Il a posé sa main sur mon bras.

— Viens, on va boire un café.

Chez lui, tout était propre, rangé à l’excès. Sa fille, Manon, était chez sa mère ce week-end-là. Nous avons parlé des heures durant. Il m’a confié ses peurs :

— Tu sais, je ne suis pas sûr d’être prêt à revivre une histoire sérieuse…

J’ai senti mon espoir vaciller.

— Moi non plus, ai-je murmuré. Mais j’ai envie d’essayer.

Le week-end est passé trop vite. De retour à Nantes, j’ai attendu ses messages avec impatience. Mais ils se sont espacés. Un jour, il m’a écrit :

— Je crois qu’on va trop vite… J’ai besoin de temps.

J’ai relu ces mots des dizaines de fois. J’ai pleuré dans la salle de bains pour qu’Élodie ne m’entende pas.

Les semaines ont passé. Ma mère a recommencé à me parler d’un voisin divorcé qui « serait parfait pour toi ». Je n’en pouvais plus des regards compatissants au supermarché, des invitations à des dîners où je me sentais invisible.

Un soir d’hiver, alors qu’Élodie dessinait dans sa chambre, j’ai reçu un message inattendu de Thomas :

— Je pense souvent à toi. Est-ce que tu pourrais venir à Lyon ce week-end ?

J’ai hésité. J’avais peur d’espérer encore pour rien. Mais j’y suis allée.

Cette fois-ci, Manon était là. Elle a regardé Élodie avec méfiance.

— C’est qui elle ?

Thomas a tenté de détendre l’atmosphère :

— C’est la fille d’une amie à moi.

Le mot « amie » m’a blessée plus que je ne l’aurais cru.

Le dîner a été un désastre. Manon a refusé de manger avec nous. Élodie s’est mise à pleurer parce qu’elle voulait rentrer chez sa grand-mère.

Après avoir couché les filles, Thomas s’est assis en face de moi dans le salon.

— Je crois que ce n’est pas le bon moment…

J’ai senti la colère monter.

— Tu aurais pu me le dire avant ! Tu joues avec moi depuis des mois !

Il a baissé les yeux.

— Je suis désolé… Je pensais être prêt mais…

Je suis partie avant l’aube avec Élodie endormie dans mes bras.

De retour à Nantes, j’ai sombré dans une tristesse profonde. Ma mère m’a prise dans ses bras sans rien dire pour une fois. J’ai compris que je devais arrêter de chercher ailleurs ce que je n’arrivais pas à trouver en moi : la paix.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’aurais dû insister, attendre que Thomas soit prêt ou tourner la page plus tôt. Est-ce qu’on mérite tous une seconde chance ou faut-il apprendre à vivre avec nos blessures ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?