Robe fleurie et larmes sous la pluie : Le bal tragique d’Anna Lefèvre
« Anna, tu ne vas quand même pas porter ça ? » La voix de ma mère résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. Je serre plus fort le tissu de ma robe fleurie contre moi. C’est la seule chose qui me donne un peu de courage ce soir. Je la regarde, les yeux brillants d’espoir et d’appréhension. « Maman, c’est mon bal de terminale… Je veux juste être moi-même. » Elle soupire, lève les yeux au ciel et s’éloigne sans un mot. Je sens déjà le poids de la soirée sur mes épaules.
Dans le bus qui m’emmène au lycée, je croise le regard de Camille, ma meilleure amie. Elle me sourit timidement, mais je vois bien qu’elle aussi est nerveuse. Nous avons passé des semaines à rêver de cette soirée, à choisir nos robes, à imaginer les danses et les rires. Mais ce soir, tout semble différent. L’air est lourd, chargé d’électricité et d’attentes impossibles.
À peine arrivée devant la salle décorée de guirlandes dorées, je sens les regards se poser sur moi. Des chuchotements fusent : « Regarde-la avec sa robe de grand-mère… », « Elle croit qu’elle est à un mariage champêtre ou quoi ? » Mon cœur se serre, mais je relève la tête. Camille me prend la main : « Ignore-les, Anna. Tu es magnifique. »
La musique commence, les couples se forment. Je tente de me fondre dans la foule, mais partout où je vais, les moqueries me suivent. Paul, le garçon dont je suis secrètement amoureuse depuis des mois, s’approche de moi. Mon cœur bat la chamade. « Anna… tu sais que c’est un bal chic, non ? T’aurais pu faire un effort… » Son sourire narquois me transperce plus sûrement qu’une gifle. Je sens mes joues brûler de honte.
Je sors précipitamment sur le parvis du lycée. La pluie commence à tomber, fine et glaciale. Je m’abrite sous le porche, mais les larmes coulent plus fort que la pluie. J’entends des éclats de rire derrière moi : « Elle va ruiner sa robe en plus ! » Je voudrais disparaître.
Mon téléphone vibre : un message de ma mère. « Tu rentres à quelle heure ? » Même là, elle ne comprend pas. Je voudrais lui dire que j’ai mal, que j’ai besoin d’elle, mais je n’y arrive pas.
Camille finit par me retrouver dehors. Elle s’assied à côté de moi sur les marches mouillées. « Tu sais quoi ? On n’a pas besoin d’eux pour passer une belle soirée. Viens chez moi, on mangera des crêpes et on dansera dans ma chambre comme quand on était petites. » Je souris à travers mes larmes. Elle a raison.
Sur le chemin du retour, je repense à tout ce que j’ai enduré cette année : les remarques sur mes vêtements trop différents, mon accent du Sud qui détonne dans ce lycée parisien, les profs qui me disent que je devrais être plus discrète si je veux réussir. J’ai essayé de m’adapter, de rentrer dans le moule… Mais ce soir, c’est trop.
Chez Camille, sa mère nous accueille avec un chocolat chaud fumant et un regard plein de tendresse. « Ma chérie, tu es superbe dans cette robe. Ne laisse jamais personne te dire le contraire. » Pour la première fois ce soir, je me sens vue.
Nous passons la nuit à parler de nos rêves, de nos peurs, de nos envies d’ailleurs. Camille veut devenir photographe ; moi, j’aimerais écrire des histoires qui donnent du courage à celles qui se sentent différentes.
Le lendemain matin, je rentre chez moi avec la robe encore humide et froissée. Ma mère m’attend dans la cuisine. Elle me regarde longuement avant de dire : « Je n’ai jamais su comment t’aider à être heureuse ici… Mais sache que je suis fière de toi. » Les larmes me montent aux yeux.
Les jours passent et au lycée, les moqueries continuent un temps puis finissent par s’estomper. Je découvre que d’autres élèves ont aussi souffert en silence : Lucas qui cache son homosexualité par peur des insultes ; Sarah qui ne parle jamais de ses origines maghrébines pour éviter les clichés ; même Paul finit par s’excuser maladroitement.
Petit à petit, je trouve ma place – pas celle qu’on voulait m’imposer, mais celle que je choisis. J’apprends à aimer mes différences et à défendre celles des autres.
Aujourd’hui encore, quand je repense à cette nuit sous la pluie avec ma robe fleurie collée à la peau et mes rêves piétinés par l’injustice adolescente, je me demande : Combien d’entre nous ont dû cacher qui ils étaient pour être acceptés ? Et si on décidait enfin d’être fiers de nos couleurs ?