Quand tout s’effondre : l’histoire de Claire et de la tresse du matin
« Tu veux que je recommence ? » La voix d’Antoine tremble un peu, ses doigts maladroits s’emmêlent dans mes cheveux. Je ferme les yeux, la gorge serrée. Je voudrais lui dire d’arrêter, que ça ne sert à rien, que je ne serai plus jamais la Claire d’avant. Mais je me tais. Parce que dans ce geste maladroit, il y a tout l’amour du monde.
C’était il y a huit mois. Un samedi matin banal à Lyon. J’avais décidé d’aller courir sur les quais du Rhône, comme chaque week-end. Je me souviens encore du soleil sur ma peau, de la sensation de liberté. Puis le choc. Un chauffard, un bruit sourd, le noir. Quand je me suis réveillée à l’hôpital Édouard-Herriot, ma mère pleurait au pied du lit et Antoine serrait ma main si fort que j’ai cru qu’il allait me briser les doigts. « Claire… tu m’entends ? »
On m’a expliqué, doucement, que mes jambes n’avaient pas survécu à l’accident. Que je ne marcherais plus jamais. J’ai hurlé. J’ai pleuré. J’ai supplié qu’on me laisse mourir. Les jours suivants sont flous : des médecins, des kinésithérapeutes, des assistantes sociales qui parlent de fauteuil roulant et d’adaptations à la maison. Je n’écoutais rien. Je voulais juste qu’on me rende mes jambes.
Antoine n’a pas bougé. Il dormait sur le fauteuil à côté de moi, me racontait des histoires pour m’endormir, me massait les épaules quand la douleur devenait insupportable. Mais moi, je le repoussais. « Va-t’en ! Tu ne comprends pas ! » Il restait là, silencieux, les yeux rouges de fatigue et de tristesse.
Le retour à la maison a été un cauchemar. Notre appartement du 6ème arrondissement n’était pas fait pour une femme en fauteuil roulant. Les marches à l’entrée étaient infranchissables sans aide. La salle de bain était trop étroite. Ma mère venait tous les jours pour aider Antoine à me laver, à m’habiller. Je détestais cette dépendance. Je détestais mon reflet dans le miroir.
Un matin, alors que j’étais seule dans la chambre, j’ai entendu Antoine parler avec ma mère dans la cuisine :
— Elle ne veut plus rien faire…
— Il faut lui laisser du temps, Antoine.
— Mais combien de temps ? Je ne sais plus comment l’aider.
J’ai eu envie de hurler : « Je ne veux pas de votre pitié ! » Mais aucun son n’est sorti.
C’est ce jour-là qu’Antoine a commencé à apprendre à tresser mes cheveux. Avant l’accident, c’était un geste anodin : je faisais une tresse rapide avant d’aller travailler à la médiathèque municipale. Après… je n’avais plus la force ni l’envie de lever les bras assez haut pour coiffer mes cheveux longs. Ils s’emmêlaient, devenaient ternes. Un matin, Antoine est arrivé avec une brosse et un tutoriel vidéo sur son téléphone.
— Laisse-moi essayer…
La première fois, il a tiré trop fort. J’ai râlé, il s’est excusé mille fois. Mais il a recommencé chaque matin. Petit à petit, ses gestes sont devenus plus sûrs. Il riait quand il ratait une mèche, pestait contre ses gros doigts maladroits :
— Comment tu faisais pour aller aussi vite ?
— C’est un secret de fille…
Un jour, il a réussi une tresse parfaite. Il m’a tendu un miroir :
— Regarde comme tu es belle.
J’ai pleuré dans ses bras.
Mais tout n’était pas réglé pour autant. Les amis se faisaient rares ; certains ne savaient pas quoi dire ou faisaient semblant que tout allait bien. Ma sœur Julie venait parfois avec ses enfants, mais je sentais leur gêne devant mon fauteuil roulant.
La nuit, je faisais des cauchemars où je courais sur les quais et où je tombais sans fin dans le Rhône glacé. Je me réveillais en sueur, le cœur battant la chamade. Antoine me serrait contre lui sans un mot.
Un soir d’automne, alors que la pluie battait contre les vitres et que je fixais le plafond depuis des heures, j’ai craqué :
— Tu ne devrais pas rester avec moi… Je ne suis plus qu’un poids mort.
Il s’est agenouillé devant moi :
— Tu crois que je t’aime seulement parce que tu marches ? Tu es toujours Claire. Ma Claire.
Il m’a embrassée sur le front et j’ai compris que j’avais le droit d’être aimée même si je n’étais plus « parfaite ».
Petit à petit, j’ai repris goût aux petites choses : lire un roman au soleil sur le balcon, écouter le rire d’Antoine quand il ratait une recette de tarte tatin, sentir la chaleur d’un chaton adopté par hasard au refuge de Gerland.
J’ai commencé une rééducation intensive au centre de Caluire-et-Cuire. J’y ai rencontré d’autres femmes comme moi : Sophie qui rêvait de remonter sur scène malgré sa prothèse, Fatima qui voulait reprendre son travail d’infirmière… On riait ensemble de nos galères et on pleurait parfois aussi.
Antoine venait chaque samedi avec des croissants et restait toute la matinée à discuter avec nous toutes. Il est devenu le « chouchou » du centre ; même les kinés l’adoraient.
Aujourd’hui encore, chaque matin, il tresse mes cheveux avant d’aller travailler. Parfois il chante faux en même temps ; parfois il me raconte ses rêves idiots de la nuit ; parfois on reste silencieux mais c’est un silence doux.
Je ne suis plus celle d’avant mais j’existe encore – autrement.
Est-ce que vous aussi vous avez déjà eu peur de ne plus être aimé parce que vous avez changé ? Comment on apprend à s’accepter quand tout s’effondre autour de soi ?