Quand Nathan m’a demandée en mariage, j’ai dit non et j’ai épousé Maxime. Vingt ans plus tard, nos chemins se croisent à nouveau.

« Tu regrettes ? » La voix de Nathan résonne dans le couloir froid de la mairie de Lille, là où le hasard vient de nous réunir après vingt ans d’absence. Je serre mon dossier contre moi, tentant de masquer le tremblement de mes mains. Je n’ai pas vu Nathan depuis ce soir d’août où, sur le vieux pont de notre village, il m’a demandé de l’épouser. J’avais vingt ans, des rêves plein la tête et la peur au ventre.

À l’époque, je croyais que dire non à Nathan, c’était dire oui à l’avenir. Maxime venait d’obtenir un poste à Paris, il promettait stabilité et ascension sociale. Mes parents, ouvriers à l’usine textile, voyaient en lui la chance que je n’aurais jamais eue avec Nathan, fils d’agriculteur, enraciné dans notre terre grise et pauvre. « Tu ne vas pas finir comme nous, hein ? » me répétait ma mère en frottant ses mains usées sur son tablier.

Le soir où j’ai refusé Nathan, il a pleuré. Moi aussi. Mais j’ai cru que la douleur passerait. Maxime et moi sommes partis à Paris. Au début, tout semblait possible : les lumières de la ville, les dîners entre collègues, les week-ends à Deauville. Mais très vite, la routine s’est installée. Maxime travaillait tard, je m’occupais seule de nos deux enfants, Lucie et Paul. Les disputes ont remplacé les rires. « Tu n’es jamais là ! » criais-je. « Tu ne comprends pas la pression ! » répliquait-il.

Les années ont filé. J’ai trouvé un poste d’assistante sociale dans un quartier difficile du 18e arrondissement. J’écoutais les histoires des autres pour oublier la mienne. Parfois, je repensais à Nathan : que faisait-il ? Avait-il fondé une famille ? Était-il heureux ?

Aujourd’hui, le hasard – ou le destin – nous a réunis à Lille. Je venais déposer un dossier pour une famille en difficulté ; lui attendait sa sœur pour une question de succession. Il m’a reconnue tout de suite. Son regard n’a pas changé : doux, mais marqué par les épreuves.

« Tu regrettes ? » répète-t-il doucement.

Je détourne les yeux vers la fenêtre où la pluie bat les pavés.

— Je ne sais pas… Parfois oui. Parfois non. Et toi ?

Il sourit tristement.

— J’ai cru que je t’oublierais. J’ai épousé Claire, on a eu deux enfants… Mais elle est partie il y a cinq ans. Depuis, je vis seul avec les garçons.

Un silence lourd s’installe. Je sens mon cœur se serrer. Je pense à Maxime, à nos disputes récentes sur l’avenir de Lucie qui veut faire des études d’art alors qu’il rêve qu’elle devienne ingénieure.

Nathan me regarde intensément.

— Tu es heureuse ?

Je voudrais répondre oui sans hésiter. Mais je sens mes yeux s’embuer.

— Je fais ce que je peux…

Il pose sa main sur la mienne, geste simple mais bouleversant.

— Tu sais, on ne choisit pas toujours la bonne route. Mais on peut toujours changer de direction.

Je ris nerveusement.

— À quarante ans passés ? Avec deux ados et un mari qui ne me regarde plus ?

Il hausse les épaules.

— Pourquoi pas ? Tu as toujours été courageuse, Élodie.

Son compliment me touche plus que je ne veux l’admettre. Je repense à ma jeunesse : aux balades à vélo dans les champs du Nord, aux soirées à rêver d’ailleurs avec Nathan sous le ciel étoilé.

La porte s’ouvre brusquement : c’est sa sœur qui l’appelle. Il se lève mais hésite.

— On pourrait se revoir ? Juste pour parler…

Je hoche la tête sans réfléchir.

Le soir même, je rentre chez moi troublée. Maxime est déjà devant son ordinateur portable ; il ne lève même pas les yeux quand j’entre.

— Les enfants sont chez ta mère ce week-end, annonce-t-il sans émotion.

Je m’assois face à lui.

— Maxime… Est-ce que tu es heureux avec moi ?

Il fronce les sourcils.

— C’est quoi cette question ? On a une maison, des enfants qui réussissent… Qu’est-ce que tu veux de plus ?

Je sens la colère monter.

— Un peu d’amour peut-être ! Un peu d’attention !

Il soupire et retourne à son écran.

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je pense à Nathan, à ce qu’il a dit : « On peut toujours changer de direction ». Et si c’était vrai ?

Le lendemain, je retrouve Nathan dans un café près de la gare. Nous parlons des heures durant : de nos enfants, de nos rêves brisés et des chemins qu’on n’a pas osé prendre. Il me raconte comment il a repris l’exploitation familiale après la mort de son père, comment il s’est battu pour survivre malgré les dettes et la solitude.

— Tu sais, Élodie… Je n’ai jamais cessé de t’aimer. Même quand j’essayais d’être heureux ailleurs.

Je sens mes défenses s’effondrer. Les larmes coulent sans que je puisse les retenir.

— Moi non plus…

Mais la réalité me rattrape : Maxime, mes enfants, ma vie construite sur des compromis et des renoncements.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Nathan prend ma main dans la sienne.

— On vit. On arrête d’avoir peur.

Je rentre chez moi le cœur en vrac. Lucie m’attend dans le salon.

— Maman… Tu vas bien ?

Je la serre fort contre moi.

Cette histoire n’a pas de fin facile ni de solution miracle. Mais pour la première fois depuis vingt ans, j’ose regarder mes regrets en face et me demander : ai-je encore le droit au bonheur ? Et vous… avez-vous déjà eu envie de tout recommencer ?