Quand mon fils et sa femme ont envahi mon petit appartement : chronique d’une mère déboussolée
— Maman, on peut venir chez toi ? Juste quelques semaines, le temps de trouver un autre appartement. On vient de se faire expulser, et avec le dossier compliqué, on n’a rien trouvé pour l’instant.
La voix de Julien, mon fils, tremblait à l’autre bout du fil. J’ai senti mon cœur se serrer, comme à chaque fois qu’il me demandait quelque chose. Depuis la mort de son père, il était tout pour moi. Je n’ai pas hésité une seconde.
— Bien sûr, mon chéri. Viens avec Camille, je vous attends.
Je raccroche, le regard perdu sur la fenêtre embuée de mon petit deux-pièces à Montreuil. Depuis que Pierre est parti, la solitude me pèse, mais j’ai appris à l’apprivoiser. Mon appartement est modeste, mais il est à moi. Deux pièces, une cuisine minuscule, une salle de bain où l’on ne peut pas se retourner. Mais c’est mon refuge.
Le soir même, ils arrivent, deux valises, un carton de livres, et un chat dans une caisse. Camille me serre dans ses bras, trop fort, trop longtemps. Julien ne dit rien, il pose ses affaires dans le salon et s’effondre sur le canapé. Je sens déjà que quelque chose cloche.
— On va dormir où ? demande Camille, en jetant un œil autour d’elle.
— Je vous laisse ma chambre, je prendrai le canapé, dis-je, un sourire forcé aux lèvres.
— Non, maman, proteste Julien, mais je coupe court.
— C’est normal. Vous avez besoin d’intimité.
La première nuit, je dors mal. Le canapé grince, le chat miaule, et j’entends Camille pleurer derrière la porte. Je me lève pour boire un verre d’eau et croise Julien dans le couloir.
— Ça va, maman ?
— Oui, oui… Et toi ?
Il hausse les épaules. Je voudrais le prendre dans mes bras, mais il s’éloigne déjà.
Les jours passent. Deux semaines, puis trois. Les valises restent ouvertes, les vêtements s’accumulent sur les chaises. Camille travaille à distance, sa voix résonne dans l’appartement pendant ses réunions Zoom. Julien cherche du travail, mais je le surprends souvent à fixer le plafond, perdu dans ses pensées. Le chat renverse mes plantes, griffe le canapé.
Je me sens étrangère chez moi. Je n’ose plus écouter la radio le matin, de peur de réveiller Camille. Je cuisine en silence, je me faufile dans la salle de bain, j’attends qu’ils sortent pour respirer un peu. Un soir, je surprends une dispute.
— Tu ne fais rien, Julien ! Tu restes là à attendre que ta mère fasse tout !
— Arrête, Camille, tu sais très bien que je cherche…
— Chercher quoi ? Tu passes tes journées à dormir !
Je me fige dans le couloir, honteuse d’écouter, mais incapable de bouger. J’ai envie de crier, de leur dire d’arrêter, que ce n’est pas leur maison, que je ne suis pas leur bouée de sauvetage. Mais je me tais.
Le lendemain, Camille me trouve dans la cuisine.
— Je suis désolée, Marie. On ne voulait pas t’imposer tout ça.
Je la regarde, fatiguée.
— Ce n’est pas grave, Camille. Mais il faudrait peut-être…
Je n’ose pas finir ma phrase. Elle baisse les yeux.
— On n’a nulle part où aller.
Je me sens coupable. Coupable d’avoir envie de retrouver ma solitude, coupable de penser que mon fils est devenu un étranger, coupable de ne pas savoir comment les aider.
Un matin, je trouve Julien assis sur le balcon, une cigarette à la main. Il ne fumait jamais avant.
— Tu te souviens, maman, quand papa bricolait ici ?
Je hoche la tête, la gorge serrée.
— Il me manque, tu sais. J’ai l’impression d’avoir tout raté.
Je m’assois à côté de lui. Je voudrais lui dire que moi aussi, je me sens perdue, que la vie sans Pierre est un puzzle dont il manque la moitié des pièces. Mais je me contente de poser ma main sur la sienne.
Les semaines deviennent des mois. L’ambiance se tend. Camille s’énerve pour un rien, Julien s’enferme dans le mutisme. Je me surprends à rêver qu’ils partent, qu’ils me laissent enfin tranquille. Mais je culpabilise aussitôt.
Un soir, la dispute éclate. Une vraie tempête.
— On n’est pas chez nous ici ! hurle Camille.
— Mais tu veux qu’on aille où ? Tu crois que ça m’amuse de dépendre de ma mère à trente ans ?
Je claque la porte de la salle de bain pour ne pas entendre. Je m’effondre sur le carrelage froid, en larmes. Comment en est-on arrivé là ?
Le lendemain, Camille annonce qu’elle va chez sa sœur quelques jours. Julien reste, prostré sur le canapé. Je tente de renouer le dialogue.
— Tu veux qu’on parle ?
Il secoue la tête.
— J’ai honte, maman. J’ai l’impression d’être un poids pour toi.
Je prends une grande inspiration.
— Tu n’es pas un poids, Julien. Mais tu dois avancer. Pour toi, pour Camille… pour nous.
Il me regarde, les yeux rouges.
— Je vais chercher un boulot, n’importe lequel. Je te le promets.
Les jours suivants, il sort chaque matin, revient tard. Il décroche un poste de serveur dans un café du quartier. Camille revient, plus calme. Ils trouvent finalement un studio à louer à Bagnolet. Le jour du départ, l’appartement me semble soudain immense et vide.
Julien me serre dans ses bras.
— Merci, maman. Je t’aime.
Je referme la porte derrière eux, le cœur lourd mais soulagé. Je m’assois sur le canapé, caresse la trace du chat sur le tissu râpé. Je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’aider ceux qu’on aime ? À quel moment l’amour devient-il un fardeau ? Peut-on vraiment retrouver sa place quand tout a changé ?