Quand l’amitié vacille : l’histoire de Claire et Anne

« Tu sais Claire, je n’ai plus la force pour tes problèmes. »

Ses mots résonnent encore dans ma tête, comme un écho amer. Je suis restée figée, la main crispée sur mon téléphone, le souffle coupé. Anne, ma confidente de toujours, venait de me fermer la porte au nez. Vingt ans d’amitié balayés d’un revers de voix fatiguée.

Je me souviens de notre première rencontre, dans ce bureau gris du centre de Lyon. Nous venions toutes deux de divorcer, nos enfants adolescents nous échappant déjà, et nous tentions maladroitement de recoller les morceaux de nos vies. Anne était la tornade, moi la brise discrète. Elle riait fort, pleurait fort, vivait fort. Moi, j’écoutais, je conseillais, je rassurais. Rapidement, notre complicité a dépassé les murs du bureau : cafés en terrasse sur la place Bellecour, soirées à refaire le monde autour d’un thé brûlant, confidences sur nos ex-maris et nos enfants perdus dans leurs propres tempêtes.

Anne avait toujours besoin d’un avis : « Claire, tu ferais quoi à ma place ? » « Claire, tu crois que j’ai bien fait ? » J’étais son phare dans la nuit, celle qui trouvait les mots pour apaiser ses colères ou ses angoisses. Même quand elle débarquait chez moi à minuit parce que sa fille avait claqué la porte ou que son patron lui avait fait une remarque désobligeante, j’ouvrais grand ma porte et mon cœur.

Mais ce soir-là, c’est moi qui avais besoin d’elle. Mon fils Paul venait de m’annoncer qu’il partait vivre à Bordeaux avec sa copine. J’avais l’impression qu’on m’arrachait une partie de moi-même. J’ai appelé Anne, la voix tremblante :

— Anne… Tu as un moment ? J’ai besoin de parler…

Un silence gênant a flotté. Puis sa voix lasse :

— Claire, je suis désolée… Je n’ai plus la force pour tes problèmes ce soir. J’ai eu une journée horrible au boulot et Camille (sa fille) me fait encore une crise… On se rappelle demain ?

Mais demain n’est jamais venu.

J’ai attendu son appel. Un jour. Deux jours. Une semaine. Rien. J’ai tenté de la joindre à nouveau, mais elle ne répondait plus. Sur Facebook, je voyais ses photos : elle riait avec d’autres amies au marché du dimanche, partageait des citations sur l’importance de « prendre soin de soi ». Moi, j’étais invisible.

J’ai repensé à toutes ces années où j’avais mis mes propres soucis de côté pour elle. Le soir où mon père est tombé malade et où elle m’a appelée en pleurs parce que son chat avait disparu ; j’avais écouté ses sanglots pendant une heure avant d’oser lui parler de mon père. Le week-end où mon ex-mari s’est remarié et où elle a débarqué chez moi pour me raconter sa dispute avec Camille…

Ma fille Lucie a vu ma tristesse :

— Maman, tu sais… Peut-être qu’Anne n’a jamais été là pour toi comme tu l’as été pour elle.

J’ai voulu la défendre :

— Non, tu te trompes… Elle a juste des soucis en ce moment.

Mais au fond de moi, un doute s’est insinué.

Les semaines ont passé. J’ai croisé Anne par hasard au Monoprix du quartier. Elle a feint la surprise :

— Oh Claire ! Ça fait longtemps ! Tu vas bien ?

J’ai senti mes mains trembler.

— Pas vraiment… Tu sais, j’aurais eu besoin de toi ces derniers temps.

Elle a haussé les épaules :

— On a toutes nos galères… Faut pas m’en vouloir si je peux pas tout porter.

J’ai compris alors que notre amitié n’était plus qu’un souvenir pour elle.

Le soir même, j’ai relu nos anciens messages. Je me suis rappelée les fous rires, les soirées pyjama à regarder des films français des années 80, les promenades sur les quais du Rhône… Mais aussi toutes ces fois où j’avais été là pour elle sans rien attendre en retour.

J’ai pleuré comme une enfant abandonnée.

Ma solitude est devenue plus lourde encore quand ma mère est tombée malade à son tour. J’ai voulu appeler Anne, par réflexe. Mais je me suis arrêtée. J’ai compris que je devais apprendre à compter sur moi-même.

Un soir d’automne, alors que je rentrais du travail sous la pluie battante, Lucie m’a prise dans ses bras :

— Tu sais maman, parfois il faut accepter que certaines personnes ne sont pas faites pour rester dans notre vie jusqu’au bout.

J’ai souri tristement.

Aujourd’hui, je reconstruis doucement ma vie sans Anne. J’apprends à demander de l’aide à d’autres amis, à accepter ma vulnérabilité sans honte. Mais une question me hante encore : comment savoir si une amitié est vraiment sincère ? Est-ce que donner sans compter finit toujours par nous laisser seuls ?

Et vous… avez-vous déjà eu l’impression d’être abandonné par votre meilleur ami au moment où vous aviez le plus besoin de lui ?