Quand l’amitié vacille : L’enfant-roi et la fracture invisible
« Tu ne peux pas jouer toute seule ou regarder un dessin animé ? » La voix de mon mari, Julien, résonne dans le salon, sèche, tranchante. Je sens la tension monter comme une vague glacée. Louise, la fille de Sophie, me regarde avec ses grands yeux mouillés. Elle serre sa peluche contre elle, perdue dans un appartement qui n’est pas le sien. Je me sens coupable, mais aussi épuisée. Depuis que Sophie a accouché, il y a six mois, Louise passe tous ses mercredis chez nous. Au début, c’était naturel : je voulais aider mon amie, lui offrir quelques heures de répit. Mais aujourd’hui, je ne sais plus si je rends service à Sophie ou si je me perds moi-même.
Je me souviens du jour où tout a basculé. C’était un dimanche matin pluvieux à Lyon. J’ai ouvert Instagram, Facebook, WhatsApp… partout la même photo : Louise en pyjama rose, souriante, dans les bras de Sophie. Même la photo de profil de Sophie sur LinkedIn avait changé. J’ai ressenti un pincement au cœur. Où étais-je dans sa vie ? Avais-je disparu derrière ce petit être qui semblait tout absorber ?
Le soir même, j’ai tenté d’en parler à Julien. Il a haussé les épaules : « Tu sais bien que c’est normal, c’est son premier enfant… » Mais il n’a pas vu ce que je voyais : Sophie ne parlait plus que de Louise. Nos discussions tournaient autour des couches lavables, des coliques, des nuits blanches. Même nos sorties au café du coin avaient disparu. « On ne peut pas emmener Louise dans un bar ! » disait-elle en riant. Mais moi, je ne riais plus.
Un mercredi, alors que je préparais un gâteau au chocolat pour Louise, elle s’est mise à pleurer parce que je n’avais pas la bonne marque de compote. J’ai senti la colère monter en moi. Pourquoi devais-je m’adapter à tous ses caprices ? Pourquoi devais-je transformer ma maison en crèche ? Julien m’a regardée d’un air las : « Claire, on ne vit plus chez nous… »
Le soir venu, j’ai appelé Sophie. Sa voix était fatiguée, mais elle a tout de suite compris que quelque chose n’allait pas.
— Tu veux qu’on arrête les mercredis ?
— Je ne sais pas… Je me sens envahie, Sophie. J’ai l’impression que tu n’es plus là pour moi.
Un silence gênant s’est installé.
— Tu sais, c’est difficile pour moi aussi…
J’ai entendu Louise pleurer derrière elle. Sophie a raccroché précipitamment.
Les jours ont passé. Je me suis surprise à éviter les messages de Sophie. Je culpabilisais mais j’étais soulagée de retrouver mon espace. Pourtant, chaque fois que je croisais une poussette dans la rue ou que j’entendais des rires d’enfants au parc de la Tête d’Or, une boule se formait dans ma gorge.
Un samedi après-midi, Sophie est venue sonner à ma porte sans prévenir. Elle avait les traits tirés et portait Louise endormie contre elle.
— Je voulais te voir…
Nous nous sommes assises sur le canapé. Le silence était lourd.
— Tu sais, Claire… Je crois que je me suis perdue depuis que je suis maman. J’ai l’impression que tout le monde attend quelque chose de moi : mes parents veulent que je sois parfaite, Paul (son mari) ne comprend pas pourquoi je suis épuisée… Et toi…
Elle a baissé les yeux.
— J’ai peur de te perdre.
Je n’ai rien répondu tout de suite. J’avais envie de lui crier ma colère, ma jalousie, mon sentiment d’abandon. Mais en la voyant si fragile, j’ai compris qu’elle souffrait autant que moi.
— Tu m’as manqué, Sophie…
Elle a souri tristement.
— On fait comment maintenant ?
Nous avons parlé longtemps ce jour-là. De nos rêves d’adolescentes à la Croix-Rousse, des soirées passées à refaire le monde sur les quais du Rhône… et de cette nouvelle vie qui nous échappait.
Mais rien n’a vraiment changé après cette conversation. Les mercredis sont devenus plus rares ; nos échanges plus distants. Parfois je croise Sophie au marché Saint-Antoine avec Louise dans sa poussette. On se sourit poliment mais on ne s’arrête plus vraiment.
Julien m’a dit un soir : « Peut-être que certaines amitiés ne survivent pas à l’arrivée d’un enfant… »
Je refuse d’y croire. Mais au fond de moi, je sens que quelque chose s’est brisé.
Est-ce égoïste de vouloir garder son amie pour soi ? Ou bien est-ce normal de se sentir délaissée quand tout change autour de nous ?
Et vous… avez-vous déjà perdu quelqu’un à cause d’un enfant ?