Quand l’amitié fait mal : L’histoire de Claire et Élodie
« Tu ne comprends donc rien, Claire ? J’ai besoin d’espace ! »
La voix d’Élodie résonne encore dans ma tête, tranchante, presque étrangère. Nous sommes assises sur le banc du square Jean-Moulin, là où, adolescentes, nous refaisions le monde en partageant des Chupa Chups. Aujourd’hui, il fait gris, et le vent de novembre s’engouffre dans mon manteau. Je serre les poings, tentant de retenir mes larmes.
Vingt ans. Vingt ans à être là pour elle, à sécher ses larmes quand son père criait trop fort, à l’aider à réviser le bac, à la soutenir quand elle a quitté son job à la mairie de Lille pour suivre ce garçon à Paris. J’ai tout donné, tout encaissé. Et aujourd’hui, alors que mon monde s’effondre, elle me tourne le dos.
« Tu sais, Claire, je ne peux pas porter tes malheurs en plus des miens », ajoute-t-elle, détournant les yeux. Je la regarde, incrédule. Mon père vient de mourir d’un cancer fulgurant, ma mère s’enfonce dans la dépression, et mon frère, ce fantôme, ne répond même plus à mes messages. J’ai cru qu’Élodie serait là, comme toujours. Mais non.
Je me revois, il y a trois semaines, assise sur le carrelage froid de la salle de bains, le téléphone collé à l’oreille. « Élodie, j’ai besoin de toi… » Elle m’a répondu qu’elle était débordée, que son nouveau boulot chez EDF la bouffait, que son mec faisait la gueule. J’ai compris, ou du moins j’ai essayé. Mais ce soir-là, j’ai pleuré seule.
Le lendemain, j’ai croisé sa mère au marché. « Élodie est fatiguée, tu sais. Elle a beaucoup donné pour toi ces dernières années… » J’ai souri poliment, mais j’ai senti la morsure de la trahison. Avais-je été un poids ?
Les jours ont passé. Les messages d’Élodie se sont espacés, puis ont cessé. J’ai tenté de raviver la flamme : une invitation à dîner, un souvenir partagé sur Messenger, une photo de nous deux en 2007, bras dessus bras dessous à la Fête de la Musique. Pas de réponse.
Ma mère, prostrée dans son fauteuil, me répète en boucle : « Les amis, ça va, ça vient… » Mais non, Élodie n’était pas une amie comme les autres. Elle était ma sœur de cœur, celle qui connaissait mes secrets les plus sombres, celle qui m’aidait à choisir mes robes pour les mariages de famille, celle qui riait de mes blagues nulles.
Un soir, j’ai craqué. J’ai pris le train pour Paris, sans prévenir. J’ai sonné chez elle, boulevard Voltaire. Elle a ouvert la porte, surprise, presque agacée. « Claire, tu ne peux pas débarquer comme ça ! »
Je me suis effondrée sur son canapé, incapable de retenir mes sanglots. « Pourquoi tu m’abandonnes ? » Elle a soupiré, s’est assise à l’autre bout du salon. « Je t’en prie, arrête de dramatiser. J’ai ma vie, mes problèmes. Tu crois que c’est facile pour moi ? »
Je l’ai regardée, cette femme que je croyais connaître par cœur. Son visage fermé, ses bras croisés. Où était passée la tendresse ?
Je suis repartie le lendemain matin, le cœur en miettes. Dans le train du retour, j’ai relu nos anciens messages : des mots doux, des promesses d’éternité, des « je serai toujours là ». Mensonges ? Illusions ?
À Lille, tout me rappelle Élodie : notre banc au parc, la petite librairie où on passait des heures à commenter les romans de Delphine de Vigan, le bar où on fêtait nos anniversaires. Je me sens étrangère dans ma propre ville.
Ma famille ne comprend pas ma douleur. « Ce n’est qu’une amie », dit mon frère lors d’un rare appel. Mais non, c’est bien plus que ça. C’est une partie de moi qui s’effrite.
Je me surprends à ressasser nos disputes passées : cette fois où je lui ai reproché de ne pas être venue à mon anniversaire parce qu’elle était amoureuse ; cette autre où elle m’a accusée d’être trop possessive. Avons-nous toujours été toxiques l’une pour l’autre ? Ou est-ce la vie qui nous a usées ?
Un dimanche matin, je reçois un message d’Élodie : « Je suis désolée si je t’ai blessée. J’ai besoin de temps pour moi. » Pas un mot sur mon père, sur ma douleur. Juste elle, encore elle.
Je comprends alors que notre amitié n’est plus qu’un souvenir. Je dois apprendre à vivre sans elle. Mais comment fait-on pour oublier vingt ans de confidences, de rires et de larmes ?
Je marche seule dans les rues de Lille, le vent me gifle le visage. Je croise des groupes d’amies qui rient aux terrasses des cafés. Je me demande si l’une d’elles connaîtra un jour la même trahison.
Ce soir, je me pose cette question : Peut-on vraiment compter sur quelqu’un toute sa vie ? Ou sommes-nous condamnés à finir seuls, même entourés ?
Et vous, avez-vous déjà perdu une amitié qui comptait plus que tout ?