Quand la lumière s’éteint : le combat de Claire pour ne pas sombrer

« Tu comptes rester là toute la journée ? » La voix de ma mère résonne dans le couloir, sèche, presque agacée. Je n’ouvre pas les yeux. Je sens la lumière filtrer à travers les volets mal fermés, mais je refuse d’affronter ce jour de plus. Je voudrais disparaître, juste un instant, ne plus être cette Claire épuisée, cette mère défaillante, cette femme trahie.

Hier encore, j’étais une autre. Avant que Paul ne m’annonce, les yeux fuyants, qu’il avait « besoin d’air », qu’il avait rencontré quelqu’un d’autre. Avant que la banque ne m’appelle pour m’informer que mon compte était à découvert. Avant que Lucie, ma fille de huit ans, ne me demande pourquoi papa ne rentrait plus à la maison. Tout s’est effondré si vite.

Je me souviens de ce matin-là, il y a trois semaines. Paul avait préparé le café, comme d’habitude. Il m’a regardée avec une tristesse étrange. « Claire, il faut qu’on parle. » J’ai su tout de suite. Je l’ai vu dans ses gestes hésitants, dans sa façon d’éviter mon regard. « J’ai rencontré quelqu’un… Je suis désolé. »

J’ai cru que le sol s’ouvrait sous mes pieds. J’ai pensé à Lucie et à Théo, notre petit garçon de cinq ans. Comment leur expliquer ? Comment leur dire que leur père ne serait plus là tous les soirs ?

Depuis ce jour, je survis. Je fais semblant devant les enfants, je souris quand il le faut, mais dès qu’ils dorment, je m’effondre. Les factures s’accumulent sur la table du salon. Mon contrat à la médiathèque n’a pas été renouvelé. Je cherche du travail partout : supermarchés, écoles, même des ménages chez des voisins. Rien.

Ma mère est venue s’installer chez nous « pour aider », dit-elle. Mais chaque geste de sa part me rappelle mon échec. « Tu aurais dû voir venir la trahison de Paul », répète-t-elle à voix basse en rangeant la vaisselle. Elle ne comprend pas que ses mots me transpercent plus sûrement que n’importe quelle blessure physique.

Un soir, alors que je prépare des pâtes pour les enfants, Lucie s’approche timidement :
— Maman, tu vas pleurer encore ce soir ?
Je reste figée, la cuillère en l’air.
— Non ma chérie… Je suis juste fatiguée.
Elle me serre fort dans ses bras. Je sens son petit cœur battre contre moi et je me retiens de pleurer.

Les jours passent et se ressemblent. Les nuits sont pires : je tourne en rond dans mon lit, je compte les heures jusqu’au matin. Parfois, je me demande si mes enfants ne seraient pas mieux sans moi. Si je ne suis pas en train de leur transmettre ma tristesse comme une maladie contagieuse.

Un matin, alors que je descends à la boulangerie avec Théo, je croise Sophie, une ancienne collègue. Elle me regarde avec compassion.
— Claire… tu as l’air épuisée.
Je hausse les épaules.
— Ça ira…
Mais elle insiste :
— Viens boire un café avec moi demain matin. Juste pour parler.

Le lendemain, j’hésite longtemps avant d’y aller. Mais quelque chose en moi refuse de sombrer complètement. Chez Sophie, je finis par tout raconter : Paul, l’argent, ma peur de ne pas y arriver.
Elle me prend la main :
— Tu sais… Moi aussi j’ai traversé des moments terribles après mon divorce. Mais tu n’es pas seule.

Ses mots résonnent en moi toute la journée. Peut-être que je ne suis pas aussi seule que je le crois ? Peut-être qu’il existe des mains tendues autour de moi ?

Je commence à écrire chaque soir dans un carnet offert par Lucie pour mon anniversaire : mes peurs, mes colères, mes espoirs minuscules. J’y note aussi les petites victoires : un sourire de Théo, un dessin de Lucie accroché au frigo, un appel inattendu pour un entretien d’embauche.

Un soir d’orage, alors que les enfants dorment et que ma mère regarde la télévision dans le salon, je descends prendre l’air sur le balcon. La pluie tambourine sur le zinc des toits parisiens. Je ferme les yeux et j’écoute le bruit du monde qui continue malgré tout.

Je repense à mon père disparu trop tôt, à ses conseils : « La vie est dure parfois, mais tu es plus forte que tu ne le crois. »

Je me surprends à sourire faiblement. Peut-être qu’il avait raison ? Peut-être que la force n’est pas de tout contrôler mais simplement de tenir bon un jour de plus.

Quelques semaines plus tard, je décroche un petit contrat dans une école primaire comme assistante d’éducation. Ce n’est pas grand-chose mais c’est un début. Les enfants rient quand je leur lis des histoires ; leurs yeux brillent et j’y puise une énergie nouvelle.

Paul revient parfois voir les enfants. Il est gêné devant moi mais j’apprends à lui parler sans colère. Pour eux. Pour moi aussi peut-être.

Ma mère commence à me regarder autrement ; elle râle moins et m’aide davantage avec les enfants sans juger chaque geste.

La vie n’est pas redevenue facile ni lumineuse du jour au lendemain. Mais chaque matin où je trouve la force de me lever est une victoire sur le désespoir.

Parfois je me demande : combien sommes-nous à lutter ainsi dans l’ombre ? À cacher nos failles derrière des sourires fatigués ? Et vous… avez-vous déjà eu l’impression que tout s’effondrait sans savoir comment continuer ?