Quand j’ai rencontré Camille : Le dilemme d’une vie à cinquante-cinq ans
— Tu rentres encore tard ce soir ?
La voix de Sylvie résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. Je referme doucement la porte d’entrée, le cœur battant. Il est 21h30. J’ai passé deux heures de plus au bureau, mais ce n’est pas le travail qui m’a retenu. C’est Camille.
Camille, 48 ans, nouvelle cheffe de projet arrivée il y a trois mois. Dès son premier jour, j’ai senti quelque chose bouger en moi, un frémissement oublié depuis des années. Elle a ce rire franc, cette façon de me regarder droit dans les yeux sans détourner le regard. Avec elle, je me sens vivant, jeune, désiré. Ce que je n’ai plus ressenti avec Sylvie depuis… je ne sais même plus quand.
— Tu veux manger quelque chose ?
La voix de Sylvie a perdu sa chaleur. Elle ne me regarde même pas. Je la vois de dos, devant l’évier, ses épaules voûtées sous la lumière crue de la cuisine. Je devine qu’elle sait. Elle sent que quelque chose a changé. Peut-être pas encore le nom de Camille, mais elle sent l’absence, le vide que je laisse derrière moi chaque soir.
Je m’assois en silence. Les enfants sont grands maintenant : Lucie fait ses études à Lyon, Paul vit déjà en colocation à Nantes. La maison est trop grande pour deux personnes qui ne se parlent plus vraiment.
— J’ai mangé, merci.
Je monte dans notre chambre, j’ouvre la fenêtre. L’air frais de la banlieue parisienne me gifle le visage. Je repense à la conversation de cet après-midi avec Camille.
— Tu ne t’ennuies jamais, François ?
Elle avait posé la question en souriant, mais j’ai senti qu’elle cherchait à comprendre ce qui se cachait derrière mes silences.
— Si… souvent même.
Elle a ri doucement.
— Moi aussi. Mais je crois qu’on peut encore changer les choses, tu ne crois pas ?
Changer les choses… À cinquante-cinq ans ? Est-ce qu’on a encore le droit de tout bouleverser ? De quitter une femme avec qui on a partagé trente ans de vie, des enfants, des souvenirs ?
Le lendemain matin, Sylvie m’attend dans la cuisine.
— François, il faut qu’on parle.
Je sens la tension dans sa voix. Je m’assois face à elle. Elle me regarde enfin dans les yeux.
— Tu n’es plus là. Même quand tu es ici, tu n’es plus là. Tu crois que je ne vois rien ?
Je baisse les yeux. Je voudrais lui dire que je suis désolé, que je ne sais pas comment on en est arrivé là. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
— Il y a quelqu’un d’autre ?
Je ne réponds pas tout de suite. Le silence s’installe, lourd, insupportable.
— Oui…
Elle ferme les yeux, une larme coule sur sa joue. Je voudrais la prendre dans mes bras, lui dire que rien n’est décidé, que je suis perdu moi aussi. Mais je reste immobile.
Les jours suivants sont un enfer. Sylvie ne me parle plus. Elle m’évite. Je croise Lucie au téléphone :
— Papa, maman va mal. Qu’est-ce qui se passe ?
Je mens mal.
— Rien d’important… Juste un passage difficile.
Mais elle sait. Les enfants sentent tout.
Au bureau, Camille me regarde avec inquiétude.
— Tu vas bien ?
Je hoche la tête sans conviction.
Un soir, elle m’invite à dîner chez elle. Son appartement est chaleureux, rempli de livres et de plantes vertes. On parle longtemps, on rit, on boit du vin rouge. Elle pose sa main sur la mienne.
— Tu n’es pas obligé de choisir tout de suite… Mais tu dois être honnête avec toi-même.
Honnête… Est-ce que je suis capable d’honnêteté après tant d’années à faire semblant ?
Je rentre chez moi tard cette nuit-là. Sylvie m’attend dans le salon, les yeux rouges.
— Tu vas partir ?
Je sens sa peur, sa colère aussi.
— Je ne sais pas…
Elle éclate en sanglots.
— On avait tout construit ensemble ! Tu vas tout jeter pour une histoire qui ne durera peut-être pas ?
Ses mots me transpercent. Et si elle avait raison ? Et si Camille n’était qu’une illusion ? Un mirage pour fuir ma propre peur de vieillir ?
Les semaines passent. Je vis entre deux mondes : celui du passé avec Sylvie et celui du possible avec Camille. Je dors mal. Je perds du poids. Je me regarde dans la glace : j’ai vieilli d’un coup.
Un dimanche matin, Paul débarque sans prévenir.
— Papa, arrête tes conneries ! Tu vas tout foutre en l’air pour quoi ? Pour une femme que tu connais à peine ?
Je voudrais lui expliquer que ce n’est pas si simple, que ce n’est pas juste une question d’amour ou de désir. C’est une question de sens, d’envie de vivre encore quelque chose avant qu’il ne soit trop tard.
Mais il ne comprend pas. Personne ne comprend vraiment.
Un soir d’automne, je prends ma décision. J’annonce à Sylvie que je pars quelques temps chez un ami pour réfléchir. Elle ne dit rien. Son silence est plus douloureux que tous les reproches du monde.
Chez Camille, je découvre une autre vie : des discussions profondes, des promenades au bord de la Seine, des projets fous pour l’avenir. Mais je sens aussi le poids de la culpabilité qui ne me quitte pas.
Est-ce que j’ai fait le bon choix ? Est-ce qu’on peut vraiment recommencer à vivre à cinquante-cinq ans sans tout détruire autour de soi ?
Parfois je me demande : est-ce que le bonheur mérite qu’on fasse souffrir ceux qu’on aime ? Est-ce qu’on a le droit d’être égoïste quand il reste si peu de temps devant soi ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?