Plus qu’un grille-pain : l’histoire d’Antoine et la solitude automatisée

— Tu crois vraiment qu’un robot va te faire un câlin quand tu rentreras du boulot, Antoine ?

La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, même si elle a claqué la porte de mon appartement il y a déjà dix minutes. Je reste là, debout dans la cuisine, les bras ballants, face à mon grille-pain dernier cri qui promet des tartines parfaites en moins de deux minutes. J’ai toujours aimé l’efficacité. Depuis que j’ai quitté le foyer familial à Lyon pour m’installer à Paris, j’ai tout fait pour optimiser mon quotidien : aspirateur robot, machine à café programmable, volets roulants connectés… Même mon frigo me rappelle quand il faut racheter du lait. Je croyais avoir tout compris.

Mais ce soir, alors que la pluie tambourine contre les vitres et que le silence s’installe dans mon deux-pièces du 15e arrondissement, je sens un vide immense. Un vide que ni la domotique ni les gadgets ne parviennent à combler. J’ai 38 ans, un bon poste dans une start-up tech, et pourtant…

Tout a commencé il y a deux ans, quand Claire est partie. Elle en avait marre de mes listes, de mes rappels sur le téléphone, de mes « Tu pourrais programmer le lave-linge avant de partir ? » ou « On gagnerait du temps si on commandait les courses en ligne ». Elle voulait qu’on cuisine ensemble, qu’on se dispute pour savoir qui fait la vaisselle, qu’on se surprenne avec un dîner improvisé. Moi, je voulais juste que tout roule sans accroc. Un soir, elle a posé sa fourchette et m’a regardé droit dans les yeux :

— Antoine, tu ne vis plus avec moi. Tu vis avec tes machines.

Je n’ai rien su répondre. Elle est partie le lendemain. Depuis, j’ai remplacé chaque tâche qu’elle faisait par une machine plus performante. J’ai même acheté un robot-cuiseur qui prépare des blanquettes dignes d’un bistrot lyonnais. Mais personne pour partager le repas.

Ce soir-là, après le passage de ma mère, j’essaie de me convaincre que tout va bien. Je me sers un verre de vin — automatique, bien sûr — et je m’installe devant la télé. Mais l’écran reste noir. Je n’ai pas envie de regarder une série où tout le monde rit autour d’une table alors que chez moi, la table est vide.

Le lendemain matin, je croise mon voisin, Monsieur Lefèvre, un retraité bourru mais attachant. Il me lance :

— Toujours pressé, Antoine ? Tu sais, ma femme râlait parce que je laissais traîner mes chaussettes. Maintenant qu’elle n’est plus là… je donnerais tout pour retrouver ses reproches.

Je souris poliment et file au bureau. Mais ses mots me hantent toute la journée.

Au travail, c’est pareil : on parle d’optimisation, d’automatisation des tâches, d’intelligence artificielle qui va « libérer du temps pour l’essentiel ». Mais c’est quoi, l’essentiel ? Je rentre chez moi plus tôt ce soir-là. J’ouvre la porte et le silence m’accueille comme une vieille habitude. Je regarde autour de moi : tout est propre, rangé, impeccable… et terriblement froid.

Je repense à Claire. À ses rires quand je ratais une omelette. À nos disputes pour des broutilles. À ses bras autour de moi quand j’avais une mauvaise journée. Je réalise que j’ai troqué tout ça contre du temps « gagné »… mais pour faire quoi ?

Un soir, alors que je prépare un dîner pour une — encore — je reçois un message inattendu :

« Salut Antoine. J’espère que tu vas bien. Je repasse à Paris la semaine prochaine pour le boulot. Ça te dirait qu’on prenne un café ? Claire »

Mon cœur s’emballe. Je me surprends à sourire bêtement devant mon téléphone. Je passe la soirée à imaginer ce que je pourrais lui dire. Lui avouer que j’ai eu tort ? Que je me suis trompé sur toute la ligne ?

Le jour J arrive. Je me prépare comme pour un entretien d’embauche. J’hésite à lui offrir un bouquet — pas commandé en ligne cette fois-ci — mais finalement je viens les mains vides, trop nerveux.

On s’installe dans un petit café du Marais. Claire est toujours aussi belle, mais il y a quelque chose de changé dans son regard : plus de distance, peut-être plus de maturité aussi.

— Alors, comment va ta vie connectée ?

Je ris jaune.

— J’ai tout ce qu’il faut… sauf l’essentiel.

Elle me regarde longuement.

— Tu sais Antoine, j’ai compris quelque chose depuis notre séparation : on ne peut pas aimer quelqu’un comme on programme une machine. Les imprévus, les défauts… c’est ça qui fait qu’on est vivant.

Je baisse les yeux. Elle pose sa main sur la mienne quelques secondes.

— Prends soin de toi.

Elle se lève et s’en va. Je reste là, seul avec mon café froid et mes regrets brûlants.

Ce soir-là, je rentre chez moi et j’éteins tous les appareils connectés. Pour la première fois depuis longtemps, j’écoute le silence autrement : il n’est plus seulement absence de bruit, il est aussi absence d’amour.

Je me demande : combien sommes-nous à croire que l’efficacité peut remplacer la tendresse ? À force de vouloir gagner du temps, n’est-ce pas notre humanité que nous perdons ?