Personne ne voulait accueillir mon fils : un père face à la solitude et au silence

« Tu ne peux pas le laisser ici, Laurent. Ce n’est plus possible. »

La voix de ma sœur résonne encore dans le couloir étroit de son appartement à Nantes. Je serre la main de Julien, mon fils de dix-sept ans, si fort que mes jointures blanchissent. Il baisse les yeux, honteux, comme s’il portait tout le poids du monde sur ses épaules maigres. Je sens la colère monter en moi, mais aussi une tristesse immense. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Tout a commencé il y a deux ans. Julien était un adolescent comme les autres, passionné de skate et de rap français, un peu rebelle mais tendre avec sa petite sœur Camille. Mais un soir, il est rentré avec les yeux rougis et l’odeur âcre du cannabis sur ses vêtements. J’ai voulu croire que ce n’était qu’un accident, une erreur de jeunesse. Mais les semaines ont passé et les disputes se sont multipliées à la maison. Ma femme, Claire, a fini par partir avec Camille chez sa mère à Rennes, me laissant seul avec Julien et nos silences lourds.

Un matin d’hiver, le proviseur du lycée m’a appelé : « Monsieur Dubois, votre fils a été surpris en train de vendre du cannabis dans la cour. » J’ai eu l’impression que le sol s’ouvrait sous mes pieds. J’ai supplié Claire de revenir, mais elle a refusé catégoriquement : « Je ne veux plus que Camille soit exposée à ça. »

J’ai essayé de trouver de l’aide. J’ai appelé mon frère Philippe à Angers :
— Philippe, s’il te plaît… Julien a besoin d’un nouveau départ. Il pourrait rester chez toi quelques semaines ?
— Laurent… tu sais que j’ai déjà mes propres soucis avec les enfants. Et puis… tu comprends…

Même refus chez ma sœur Sophie. Même mes amis d’enfance ont esquivé mes appels ou trouvé des excuses embarrassées. Personne ne voulait accueillir mon fils. J’étais seul face à son mal-être, à ses crises d’angoisse nocturnes, à ses silences qui me glaçaient le sang.

Un soir, alors que je rentrais tard du travail, j’ai trouvé Julien assis sur le rebord de la fenêtre du salon, les jambes dans le vide. Il pleurait en silence.
— Papa… je suis désolé… Je voulais pas tout gâcher.
Je me suis précipité vers lui, l’ai serré contre moi comme quand il était petit.
— On va s’en sortir, fiston. Je te le promets.

Mais comment tenir cette promesse quand tout le monde vous tourne le dos ? Les services sociaux m’ont proposé un foyer éducatif à Saint-Herblain. J’ai refusé. Je ne pouvais pas me résoudre à confier mon fils à des inconnus. Alors j’ai pris un congé sans solde pour rester auprès de lui. Nous avons vécu des semaines entières enfermés dans notre appartement, à tenter de recoller les morceaux.

Julien a accepté d’aller voir une psychologue. Il a commencé à écrire des textes de rap sur sa douleur, sur l’abandon, sur la rage qu’il ressentait contre le monde entier.

Un jour, il m’a tendu un cahier :
— Tu veux lire ?
J’ai lu ses mots tremblants : « Personne veut de moi / Même pas la famille / J’crie dans le vide / Papa tu restes là ? »
J’ai pleuré devant lui pour la première fois depuis des années.

Mais la vie ne nous a pas épargnés. Un matin d’avril, Julien n’est pas rentré de la nuit. J’ai appelé tous ses amis, la police, les hôpitaux. Il est revenu deux jours plus tard, hagard, les bras couverts de griffures.
— J’ai dormi dehors… Je voulais voir si quelqu’un s’inquiéterait pour moi.

J’ai compris alors que je ne pouvais pas tout contrôler. Que l’amour d’un père ne suffit pas toujours à réparer ce que la société refuse d’accueillir.

Aujourd’hui, Julien a dix-neuf ans. Il vit dans un studio social à Rezé et travaille comme serveur dans une brasserie du centre-ville. Nous nous voyons chaque dimanche pour déjeuner chez moi. Il parle peu mais il est là. Parfois il sourit quand je lui raconte une bêtise sur mon travail ou sur le chat du voisin.

Je repense souvent à ces années où j’ai cru sombrer avec lui dans le silence et la honte. À tous ceux qui ont fermé leur porte par peur ou par lassitude. À cette famille qui s’est disloquée parce qu’on n’a pas su demander de l’aide au bon moment.

Est-ce que j’aurais pu faire autrement ? Est-ce qu’on peut vraiment sauver ceux qu’on aime quand tout le monde vous tourne le dos ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?