Personne ne viendra me chercher : le poids du passé et le silence des familles

« Non, je ne viendrai pas. »

La voix de Claire, glaciale, résonne encore dans ma tête. J’ai raccroché, le combiné tremblant dans ma main. Marc, mon patient, attendait dans sa chambre, les yeux perdus dans le vide, ses bras tatoués posés sur la couverture. Je n’avais pas le courage de lui annoncer que personne ne viendrait le chercher aujourd’hui.

Je suis Élodie, infirmière depuis dix ans à l’hôpital Édouard-Herriot de Lyon. J’ai vu des familles pleurer, se battre, se réconcilier au chevet de leurs proches. Mais il y a des silences plus lourds que les cris. Ce matin-là, alors que je préparais la sortie de Marc, j’ai senti ce silence s’installer comme un brouillard épais.

Marc n’a pas l’air d’un patient ordinaire. Il a la quarantaine, des cheveux en bataille, des tatouages qui racontent une histoire que je n’ose pas demander. Il a eu un AVC il y a trois semaines. Depuis, il parle peu, mais ses yeux cherchent toujours quelque chose – ou quelqu’un.

« Ma sœur va venir ? »

Sa question me transperce. Je mens : « Elle doit me rappeler. »

En réalité, Claire a déjà répondu. Sa voix était ferme : « Je ne peux pas. Je ne veux pas. Vous ne comprenez pas… »

Je repense à ce qu’elle a ajouté avant de raccrocher : « Il a fait trop de mal. »

Dans le couloir, je croise le Dr Lefèvre. Il me lance un regard entendu : « Encore une famille qui refuse de venir ? »

Je hoche la tête. Il soupire : « On ne juge pas, Élodie. On ne sait jamais ce qui s’est passé derrière les portes fermées. »

Mais comment ne pas juger ? Comment accepter que quelqu’un puisse finir seul, même malade, même diminué ?

Je retourne voir Marc. Il me sourit faiblement : « Vous savez, j’ai été un sale type. »

Je m’assois au bord du lit. Il continue : « J’ai tout gâché avec Claire. On était inséparables avant… Mais j’ai fait des conneries. Beaucoup trop. »

Je n’ose pas demander quoi. Il baisse les yeux : « Elle me déteste sûrement. »

Je voudrais lui dire que non, que tout s’arrange avec le temps… Mais je sais que c’est faux.

Le lendemain, je tente de rappeler Claire. Elle décroche à peine : « Je vous ai déjà dit non. Il n’a jamais été là pour moi quand j’en avais besoin. Maintenant c’est trop tard. »

Sa voix tremble cette fois-ci. Je sens la colère, mais aussi la tristesse.

Le service social tente de trouver une solution : foyer d’accueil temporaire, aide à domicile… Mais rien ne remplace la chaleur d’une famille.

Marc s’enfonce dans le silence. Il refuse de manger certains jours. Parfois il pleure sans bruit.

Un soir, alors que je termine ma garde, je le retrouve assis près de la fenêtre.

« Vous croyez qu’on peut être pardonné ? » me demande-t-il.

Je ne sais pas quoi répondre.

Quelques jours plus tard, Claire se présente à l’accueil. Elle hésite longtemps avant d’entrer dans la chambre de Marc. Je les observe discrètement depuis le couloir.

« Pourquoi tu veux me voir ? » demande-t-elle d’une voix cassée.

Marc ne répond pas tout de suite. Puis il murmure : « Je voulais juste te dire pardon… »

Un long silence s’installe. Claire reste debout, les bras croisés.

« Tu crois qu’un pardon efface tout ? »

Marc secoue la tête : « Non… Mais c’est tout ce qu’il me reste à offrir. »

Elle s’assoit finalement sur une chaise, loin du lit.

Ils parlent longtemps ce soir-là. Je ne saurai jamais ce qu’ils se sont dit exactement.

Le lendemain matin, Claire est partie sans laisser de message.

Marc est plus calme. Il accepte enfin l’idée d’aller en foyer temporaire.

Avant son départ, il me serre la main : « Merci d’avoir essayé… Même si on ne vient pas toujours pour nous chercher, parfois il suffit d’une main tendue pour ne pas sombrer complètement. »

Je repense à cette histoire chaque fois que je vois un patient attendre quelqu’un qui ne viendra peut-être jamais.

Est-ce qu’on doit tout pardonner au nom du sang ? Ou faut-il parfois accepter que certaines blessures ne guérissent jamais ? Qu’en pensez-vous ?