Personne ne viendra me chercher : le poids du passé et l’abandon familial
« Non, je ne viendrai pas. »
La voix de Claire, glaciale, résonne encore dans ma tête. Je serre le combiné du téléphone, cherchant mes mots. Marc, son frère, est prêt à sortir de l’unité de rééducation neurologique où je travaille depuis huit ans. Il a survécu à un AVC massif, mais il n’est plus le même : ses gestes sont lents, ses souvenirs flous, son regard perdu. Pourtant, il sourit encore parfois, comme un enfant qui attend qu’on vienne le chercher après l’école.
Je raccroche. Autour de moi, l’agitation du service continue : des alarmes bipent, des chariots roulent, des collègues rient dans le couloir. Mais moi, je reste figée. Je repense à la scène de tout à l’heure :
— « Marc, votre sœur va venir vous chercher demain ! »
Il a levé les yeux vers moi, plein d’espoir. « Claire ? Elle a dit oui ? »
J’ai menti. J’ai hoché la tête, incapable de lui dire la vérité.
Pourquoi refuse-t-elle ? Je relis la fiche sociale : parents décédés, une sœur unique, pas d’enfants. Marc était tatoueur à Croix-Rousse, un artiste marginal, solitaire. Les voisins disent qu’il criait parfois la nuit. Les collègues racontent qu’il buvait trop. Mais ici, il est vulnérable, brisé.
Le lendemain matin, je tente une nouvelle fois d’appeler Claire. Elle décroche à peine :
— « Madame Dubois ? C’est Élodie, l’infirmière de votre frère… »
— « Je vous ai déjà dit non. Je ne veux plus rien avoir à faire avec lui. »
— « Il n’a personne d’autre… Il est encore faible… »
— « Ce n’est pas mon problème. »
Sa voix tremble à peine. Je sens la colère monter en moi : comment peut-on abandonner son frère ainsi ? Mais qui suis-je pour juger ?
Je me souviens de mon propre frère, Thomas, que je n’ai pas vu depuis cinq ans après une dispute idiote sur l’héritage de notre mère. Est-ce que j’aurais fait pareil ?
Marc attend dans sa chambre. Il regarde par la fenêtre, les mains posées sur ses genoux maigres. Quand j’entre, il sourit faiblement :
— « Elle arrive bientôt ? »
Je détourne les yeux.
— « On va attendre encore un peu… »
Le médecin chef passe dans le couloir :
— « Élodie, il faut libérer la chambre pour le prochain patient. »
Je hoche la tête. Je n’ai pas le choix.
J’appelle le service social. On parle de placement temporaire en foyer d’accueil. Marc ne comprend pas :
— « Pourquoi je ne rentre pas chez moi ? »
Je m’assieds près de lui.
— « Votre sœur… elle ne peut pas venir aujourd’hui. On va trouver une solution ensemble. »
Il baisse la tête.
— « J’ai fait des erreurs… Je n’ai jamais été un bon frère… »
Je sens les larmes monter. Je pense à toutes ces familles déchirées par des secrets, des non-dits, des blessures anciennes qui ne cicatrisent jamais.
Le lendemain, Claire débarque à l’improviste dans le service. Elle est grande, élégante, le visage fermé.
— « Je veux lui parler une dernière fois. »
Je les laisse seuls dans la chambre.
Derrière la porte entrouverte, j’entends des éclats de voix :
— « Tu m’as volé mon enfance ! Tu as détruit maman avec tes crises ! »
— « Je suis désolé… Je ne me souviens plus… »
— « C’est trop tard ! »
Elle sort en larmes. Elle me croise dans le couloir :
— « Vous comprenez maintenant ? Il ne mérite pas qu’on vienne pour lui. »
Je reste sans voix.
Marc ne parle plus pendant des heures. Il regarde le plafond, les yeux vides.
Le soir venu, je rentre chez moi et je repense à tout cela. À tous ces patients qui restent seuls parce que la famille ne veut plus d’eux. À tous ces soignants qui jugent sans connaître l’histoire entière.
Le lendemain matin, Marc part en foyer d’accueil. Il ne pose plus de questions.
En rangeant sa chambre vide, je trouve un carnet de croquis sous son oreiller. Des portraits de Claire enfant, souriante. Je le glisse dans ma poche et je pleure.
Est-ce que nous avons tous droit à une seconde chance ? Est-ce que le devoir familial doit toujours passer avant nos propres blessures ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?