« Pas maintenant, Chloé, les adultes parlent » : Ma vie dans l’ombre de ma propre famille

« Pas maintenant, Chloé, les adultes parlent. »

Cette phrase, je l’ai entendue tant de fois que j’aurais pu la graver sur les murs de notre appartement à Nantes. Ce soir-là, la voix de ma mère résonne encore plus durement que d’habitude. Autour de la table, mon père, ma sœur Camille et mon frère Julien discutent à voix basse. Je serre fort la cuillère dans ma main, le regard fixé sur la nappe à carreaux rouges. J’ai envie de parler, de dire ce que je ressens, mais je sais déjà que ma voix s’éteindra avant même d’avoir franchi mes lèvres.

« Chloé, tu peux débarrasser la table ? » demande mon père sans même croiser mon regard. Je me lève en silence. J’ai 17 ans et j’ai l’impression d’être un fantôme dans ma propre maison.

Depuis toujours, j’ai été celle qui arrange les disputes, qui console Camille quand elle pleure à cause des notes au lycée, qui écoute Julien raconter ses histoires d’amour ratées. Mais quand il s’agit de moi, personne ne pose jamais de questions. Personne ne remarque mes silences ni mes sourires forcés. Je suis la colle invisible qui maintient cette famille debout, mais personne ne voit la fissure qui grandit en moi.

Un soir d’hiver, alors que la pluie fouette les vitres et que le vent hurle dans les rues désertes du quartier Doulon, j’ose enfin prendre la parole. « J’aimerais qu’on parle un peu de moi aussi… »

Ma mère lève les yeux au ciel. « Chloé, tu vois bien qu’on est occupés avec le dossier de Camille pour Parcoursup. Ce n’est pas le moment. »

Je sens mes joues brûler. Je me retiens de pleurer devant eux. Je monte dans ma chambre et m’effondre sur mon lit. Pourquoi est-ce si difficile d’exister ici ?

Le lendemain matin, je croise Camille dans le couloir. Elle me lance un regard gêné : « Tu sais, c’est important pour moi ce dossier… »

Je hoche la tête. Bien sûr que je sais. Je sais tout sur tout le monde ici. Mais qui sait quelque chose sur moi ?

À l’école, ce n’est guère mieux. Mes professeurs me trouvent « discrète », « sérieuse », « sans histoire ». Mes amis – enfin, ceux que je crois être mes amis – viennent me voir quand ils ont besoin d’aide pour un devoir ou pour parler de leurs problèmes de cœur. Mais qui m’écoute vraiment ?

Un jour, alors que je rentre du lycée sous une pluie battante, je croise Monsieur Lefèvre, notre voisin du troisième étage. Il me sourit : « Tu as l’air fatiguée, Chloé. Tout va bien chez toi ? »

Je suis surprise par sa question. Je bredouille un « Oui, merci », mais au fond de moi, j’ai envie de hurler : « Non ! Rien ne va ! »

Le soir même, à table, mon père annonce qu’il a eu une promotion et qu’il va devoir partir plus souvent à Paris pour son travail. Ma mère soupire : « Il va falloir qu’on s’organise… Camille aura besoin d’aide pour ses concours blancs… »

Je sens la colère monter en moi. « Et moi ? Est-ce que quelqu’un pense à moi ici ? »

Un silence glacial s’abat sur la pièce. Mon père fronce les sourcils : « Ce n’est pas le moment de faire des histoires, Chloé. »

Je me lève brusquement et quitte la table en claquant la porte. Dans ma chambre, je laisse enfin couler mes larmes. J’envoie un message à mon amie Pauline : « Est-ce que tu as déjà eu l’impression d’être invisible chez toi ? »

Elle me répond presque aussitôt : « Tout le temps… Viens dormir à la maison ce week-end si tu veux. »

Ce week-end-là chez Pauline est une bouffée d’air frais. Sa mère me demande comment je vais, m’écoute vraiment quand je parle de mes rêves d’étudier l’art à Rennes. Pauline me serre dans ses bras : « Tu sais, t’as le droit d’exister pour toi-même aussi. »

En rentrant chez moi le dimanche soir, je prends une décision. Je ne veux plus être celle qui arrange tout sans jamais rien demander pour elle-même.

Le lundi matin, au petit-déjeuner, je prends une grande inspiration : « J’ai décidé de postuler à l’école d’art à Rennes. J’aimerais qu’on en parle ensemble ce soir. »

Ma mère fronce les sourcils : « L’art ? Mais tu sais bien que ce n’est pas un vrai métier… »

Je ne baisse pas les yeux cette fois-ci. « C’est ce que je veux faire. J’ai besoin que vous m’écoutiez pour une fois. »

Mon père soupire mais ne dit rien. Camille me regarde avec étonnement.

Le soir venu, je pose mon dossier sur la table du salon et commence à expliquer mon projet. Ma voix tremble mais je continue : « J’en ai marre d’être celle qui arrange tout sans jamais exister vraiment. J’ai des rêves aussi et j’aimerais qu’on me soutienne comme on soutient Camille ou Julien. »

Un silence gênant s’installe mais cette fois-ci, personne ne m’interrompt.

Les semaines passent et peu à peu, quelque chose change dans la maison. Ma mère commence à me poser des questions sur mes dessins. Mon père m’encourage à envoyer mon dossier à plusieurs écoles. Camille vient même me demander conseil pour ses propres choix.

Le jour où je reçois la lettre d’admission à l’école d’art de Rennes, je pleure de joie dans les bras de Pauline.

Ce soir-là, autour de la table familiale, c’est moi qui prends la parole en premier.

« Vous savez… parfois j’ai eu l’impression d’être transparente ici. Mais aujourd’hui, j’ai envie d’exister vraiment. Pour moi-même et pas seulement pour vous tous. »

Est-ce qu’on peut vraiment changer sa place dans une famille ? Est-ce que vous aussi vous avez déjà eu peur de ne jamais être entendu par ceux qui devraient le plus vous écouter ?