Mon frère veut sa part : quand l’amour divise la famille
« Tu ne comprends pas, Camille ! J’ai besoin de cet argent maintenant, pas dans dix ans ! »
La voix de mon frère Hugo résonne encore dans le salon, tranchante comme une lame. Il a 19 ans, les yeux brillants d’une détermination que je ne lui connaissais pas. Moi, je suis restée figée, la tasse de café tremblant entre mes mains. Notre mère, Sylvie, s’est levée brusquement, les joues rouges, prête à exploser. Mon père, Alain, lui, s’est contenté de fixer le parquet, comme s’il espérait s’y fondre.
Tout a commencé il y a trois mois, le soir de l’anniversaire d’Hugo. Il avait invité toute la famille et quelques amis dans notre petit appartement de Tours. Je me souviens encore du gâteau au chocolat, des rires, des bougies soufflées… Et puis soudain, il a pris la main de Chloé – sa petite amie depuis le lycée – et il a annoncé : « On va se marier. »
Un silence glacial a envahi la pièce. Maman a souri, un sourire crispé. Papa a murmuré un « félicitations » à peine audible. Moi, j’ai applaudi pour sauver les apparences. Mais au fond de moi, je savais que rien ne serait plus jamais comme avant.
Hugo n’a pas attendu longtemps pour nous confronter à la réalité : il n’a pas d’argent. Il travaille à mi-temps dans une supérette et Chloé est encore en BTS. Ils veulent louer un studio à Tours mais les loyers sont exorbitants. Alors Hugo est venu me voir un soir, les yeux cernés d’angoisse :
— Camille… Je veux demander ma part de la maison. Celle que papa et maman nous ont promise.
J’ai cru à une blague. Mais non. Il était sérieux. Il voulait que nos parents vendent la maison de famille – celle où nous avons grandi, où chaque mur résonne encore de nos rires d’enfants – ou au moins qu’ils lui donnent sa part en avance.
— Tu te rends compte de ce que tu demandes ? ai-je soufflé, la gorge serrée.
— J’ai besoin de commencer ma vie avec Chloé. Tu as eu tes études, ton indépendance… Pourquoi moi je devrais attendre ?
J’ai eu envie de le secouer. De lui dire qu’on ne détruit pas une famille pour un coup de tête. Mais je me suis tue. Parce qu’au fond, je savais qu’il avait raison sur un point : j’avais eu ma chance.
Les semaines suivantes ont été un enfer. Maman pleurait tous les soirs dans la cuisine. Papa s’est enfermé dans le silence. Moi, je faisais des allers-retours entre mon boulot et la maison familiale, tentant de raisonner Hugo.
— Tu veux vraiment que nos parents vendent leur toit ? Tu veux qu’ils partent où ?
— Ils peuvent louer un appartement plus petit ! Ils n’ont plus besoin d’une grande maison.
— Et toi ? Tu penses à ce que ça représente pour eux ? Pour moi ?
Il haussait les épaules, buté.
Un soir, la tension a explosé. Maman a hurlé qu’elle ne reconnaissait plus son fils. Papa a claqué la porte et est parti marcher sous la pluie. J’ai fondu en larmes devant Hugo.
— Tu es égoïste ! Tu ne penses qu’à toi !
— C’est facile pour toi de juger… Tu n’as jamais eu à te battre pour ce que tu voulais !
Ses mots m’ont transpercée. Peut-être avait-il raison. Peut-être que j’avais toujours été la fille modèle, celle qui suit le chemin tracé sans jamais se rebeller.
Mais vendre la maison ? C’était impensable.
Les jours ont passé. Hugo s’est enfermé dans son mutisme, Chloé ne venait plus à la maison. Maman a commencé à parler de mettre la maison en vente « pour apaiser les tensions ». Papa a vieilli de dix ans en un mois.
Un dimanche matin, j’ai trouvé Hugo assis sur le perron, le visage ravagé par les larmes.
— Je voulais juste être heureux… Pourquoi c’est si compliqué ?
Je me suis assise à côté de lui. J’ai pris sa main.
— Parce que la famille, c’est compliqué. Parce qu’on s’aime trop fort pour ne pas se faire mal parfois.
Il m’a regardée avec des yeux d’enfant perdu.
— Tu crois qu’on pourra se pardonner ?
Je n’ai pas su quoi répondre.
Aujourd’hui encore, rien n’est réglé. La maison n’est pas vendue mais l’ambiance est irrespirable. Je me demande si on pourra recoller les morceaux un jour…
Est-ce que l’amour justifie tout ? Jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour aider un frère ou une sœur ?