Mon fils et sa femme refusent de quitter l’appartement que nous leur avons prêté
« Papa, tu ne comprends pas, on n’a nulle part où aller ! »
La voix de Thomas résonne dans le salon, brisant le silence du dimanche matin. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Camille, sa femme, détourne les yeux, fixant obstinément le parquet. Ma femme, Hélène, me lance un regard suppliant : elle voudrait que je cède encore, que je sois ce père compréhensif qui a toujours tout donné. Mais cette fois, je sens la colère monter, mêlée à une tristesse profonde.
Tout avait pourtant commencé par un geste d’amour. Il y a deux ans, lorsque Thomas et Camille se sont mariés, ils n’avaient pas un sou en poche. Nous avions ce grand appartement à la Croix-Rousse, hérité de mes parents. Deux chambres, une vue sur la Saône, un vrai bijou. Hélène et moi avions décidé de leur prêter pour un an, le temps qu’ils trouvent leurs marques et un emploi stable. « Un an, pas plus », avions-nous dit.
Les premiers mois se sont bien passés. Ils étaient reconnaissants, nous invitaient à dîner, parlaient de leurs projets. Mais le temps a passé. Camille a perdu son CDD dans une petite librairie du centre-ville. Thomas a enchaîné les petits boulots sans jamais décrocher ce CDI tant espéré. Les mois sont devenus des années. Et à chaque fois que nous évoquions la question du départ, ils trouvaient une excuse : « Encore un peu de temps… », « On cherche activement… », « Ce n’est pas le moment… ».
Aujourd’hui, l’appartement est devenu leur foyer. Ils ont repeint les murs, accroché leurs photos de vacances en Bretagne, acheté un chaton qui griffe le canapé hérité de ma mère. Et moi, je me sens dépossédé de mon propre passé.
« Thomas, tu sais très bien que ta sœur Lucie doit revenir à Lyon pour ses études. Elle n’aura nulle part où loger si vous restez là… »
Il soupire bruyamment : « Mais papa, tu veux vraiment qu’on dorme sous les ponts ? Tu sais combien c’est difficile de trouver un logement à Lyon en ce moment ! Les loyers sont fous ! »
Camille intervient enfin, la voix tremblante : « On ne veut pas abuser… Mais on a peur. On ne sait pas où aller. »
Je me lève brusquement. La colère me submerge : « Et moi alors ? Tu crois que ça me fait plaisir de devoir choisir entre mes enfants ? Cet appartement appartient à la famille ! Il n’est pas à vous ! »
Un silence glacial s’abat sur la pièce. Hélène pose une main sur mon bras pour me calmer. Je vois les larmes monter aux yeux de Camille. Thomas serre les poings.
Les jours suivants sont tendus. Les repas familiaux deviennent des champs de bataille silencieux. Lucie m’appelle tous les soirs depuis Paris : « Papa, tu as parlé à Thomas ? Je dois rendre ma chambre universitaire dans deux semaines… » Je sens la pression monter.
Un soir, alors que je rentre du travail épuisé, je trouve Hélène en pleurs dans la cuisine.
— Gérard… Je n’en peux plus. On ne peut pas continuer comme ça.
— Je sais… Mais que veux-tu que je fasse ? Les mettre dehors ?
— Ce n’est pas juste pour Lucie… ni pour nous.
Je repense à mes propres parents, à leur générosité mais aussi à leur fermeté. Aurais-je été capable de profiter ainsi d’eux ? Je ne reconnais plus mon fils.
Le lendemain matin, je décide d’agir. J’imprime une lettre recommandée : « Mise en demeure de quitter les lieux sous trente jours ». Mon cœur bat la chamade en glissant l’enveloppe sous la porte de l’appartement.
Le soir même, Thomas débarque chez nous furieux :
— Tu veux vraiment qu’on parte comme des voleurs ? Après tout ce qu’on a vécu ici ?
— Ce n’est pas ça… Mais tu ne me laisses pas le choix !
Camille éclate en sanglots : « On va finir à la rue… C’est ça ta solution ? »
Je me sens coupable mais aussi soulagé d’avoir enfin posé une limite.
Les semaines passent dans une tension insupportable. Thomas et Camille cherchent désespérément un logement abordable mais tout est hors de prix ou insalubre. Lucie finit par trouver une colocation excentrée et m’en veut terriblement : « Tu as choisi Thomas au lieu de moi… Bravo papa ! »
Hélène et moi ne dormons plus. Nos repas se font en silence. J’ai l’impression d’avoir perdu mes enfants d’un coup.
Un soir d’automne, alors que je regarde par la fenêtre les lumières de la ville s’allumer, Thomas m’appelle enfin :
— Papa… On a trouvé un petit studio à Villeurbanne. C’est minuscule mais on va s’en sortir.
Sa voix est lasse mais soulagée. Je sens les larmes me monter aux yeux.
— Tu sais… Je ne voulais pas te faire de mal.
— Moi non plus mon fils…
Quand ils partent enfin avec leurs cartons et leur chaton apeuré dans une vieille caisse en plastique, l’appartement me semble soudain immense et vide.
Je me demande encore : ai-je été trop dur ? Ou fallait-il poser cette limite pour sauver notre famille ? Est-ce cela être parent en France aujourd’hui : devoir choisir entre aider ses enfants et préserver l’équilibre familial ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?